Dans quel état d’esprit a été créée La Huit ?
La société s’est appelée La Huit en référence à l’arrivée sur le marché de caméras grand public bon marché, dans lesquelles on mettait des cassettes 8 mm et qui permettaient d’envisager de tourner des films à moindre coût. Les premières productions de La Huit sont des films très militants comme Place de la Réunion (1992) sur les squats de migrants. Le champ éditorial s’est ouvert en fonction des producteurs qui ont intégré la société. On a mis en avant le documentaire de création de façon générale. On a aussi beaucoup développé le spectacle vivant et la musique. On est l’un des plus importants et des plus anciens producteurs et éditeurs de films expérimentaux, de portraits qui touchent à la musique. Nous avons ainsi une collection qui s’appelle Freedom Now !, faite en collaboration avec le Festival Banlieues Bleues en Seine-Saint-Denis.
La Huit documente énormément la culture…
Notre travail de producteurs prolonge ce que nous sommes. Et nous sommes nourris de culture comme spectateurs, comme visiteurs d’expositions. Il y a un énorme intérêt à documenter l’art en général. Nous tournons des films sur des répertoires musicaux qui ne sont plus représentés à la télévision comme les musiques traditionnelles, le jazz, la musique improvisée. On a des collections de grands entretiens avec des ethnologues, architectes, paysagistes français. Nos films sont souvent l’aboutissement d’une rencontre entre un réalisateur et un artiste comme ce fut le cas avec Jérôme Bel (Être Jérôme Bel, 2019, présenté au Festival de Locarno). Nous avons aussi mené une collaboration avec Paul Otchakovsky-Laurens, créateur des éditions P.O.L., qui a réalisé deux films que nous sortons en DVD – car nous sommes aussi éditeurs vidéo.
Vous travaillez souvent avec les mêmes réalisateurs…
Oui, des réalisateurs nous ont rejoints par affinités ou par sensibilité ; c’est le cas de Vincent Dieutre avec lequel nous avons fait Jaurès – qui a obtenu le Teddy Award du jury à la Berlinale en 2012 – et que nous produisons depuis dix ans. C’est aussi le cas de Sandrine Veysset, la réalisatrice de Y aura-t-il de la neige à Noël ? dont nous avons produit le dernier long métrage, L’Histoire d’une mère, mais aussi un documentaire pour France 5, Le Mystère Huppert, sur Isabelle Huppert au travail avec Bob Wilson. On travaille sur son prochain documentaire pour France 3. On aime l’idée d’entretenir une relation particulière et proche, si possible sur le long terme, avec des réalisateurs, qu’ils soient confirmés ou débutants.
Pouvons-nous expliquer la genèse de votre collaboration avec Tamara Stepanyan pour Village des femmes, ce documentaire récemment récompensé par l’Étoile de la SCAM ?
On travaille beaucoup avec l’Arménie et la Géorgie via les réseaux Docmonde ou Eurasiadoc pour lesquels nous avons fait des workshops. Cela nous a conduits à accompagner Tamara Stepanyan pour Village des femmes. Nous l’avions rencontrée lorsqu’elle a fait appel à notre structure de postproduction pour son dernier film, Ceux du rivage. Elle m’a parlé de son nouveau film sur un village où résident des femmes alors que les hommes partent travailler en Russie. Nous l’avons pitché lors d’un appel à projets d’Eurasiadoc ; nous avons trouvé des partenaires en Arménie, quelques-uns en France. Jamais nous n’avons orienté Tamara dans l’écriture de son documentaire et ne lui avons demandé de « traiter » tel ou tel aspect du sujet comme l’exil ou les Arméniens qui ne trouvent pas de travail en Arménie pour en faire un objet plus géopolitique. Ce qui nous intéressait, c’était de l’aider à développer son travail de repérages, d’aller à la rencontre de ses personnages, et de pouvoir tourner aussi longtemps que possible malgré les conditions économiques dans lesquelles on était. Nous avons aussi privilégié un long temps de montage. C’est comme cela qu’on arrive à un film où la sensibilité, la qualité d’approche et d’écoute forment un témoignage puissant, sensible, rempli d’humanité. Aujourd’hui, le film poursuit sa route dans les festivals du monde entier. Il a fait sa première mondiale à DOK Leipzig (Allemagne), il était à DocAviv (Israël), il a été sélectionné au festival de La Rochelle, au Golden Apricot de Yerevan (Arménie). Il y a un vrai renouveau du cinéma arménien. J’ai aussi produit le film d’une jeune cinéaste arménienne, Silva Khnkanosian, Nothing to Be Afraid of, sur un groupe de femmes qui fait du déminage civil à la frontière de l’Azerbaïdjan.
Comment gérez-vous la distribution de ces films ?
On a essayé beaucoup de choses. On a même été à un moment notre propre distributeur, notamment pour La Supplication de Pol Cruchten, une adaptation incroyable du texte de Svetlana Alexievitch, l’écrivain biélorusse prix Nobel de littérature 2015. On travaille aujourd’hui avec des distributeurs très différents à l’international ou en France. Il nous arrive aussi de passer par des plateformes amies comme Tënk.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Aujourd’hui, se sont substitués aux documentaires de création, aux films d’auteur, des reportages. Le documentaire de création, c’est un regard, un auteur, un travail spécifique qui est en train de disparaître petit à petit des écrans de télévision. On ne voit plus ce genre de films que dans les festivals ; c’est dommage car il y a un vrai public. L’économie du secteur devient de plus en plus difficile. C’est très compliqué désormais de produire des films de jeunes réalisateurs. Mais il y a encore en France un cinéma documentaire de très haute qualité grâce aux nombreux producteurs indépendants engagés.
Qu’est-ce que l’indépendance signifie pour vous ?
C’est important. Ce n’est pas seulement capitalistique. On peut perdre son indépendance éditoriale en se mettant au service des demandes des chaînes de télévision. On perd sa force de proposition pour devenir un exécutant.
Vous avez commencé un projet pendant le premier confinement…
On essaye d’inventer des formes, des modèles. Avec le soutien de Bruno Deloye de Canal+ Thématiques et de Sylvain Poubelle, de ViàGrandParis, on a confié à six réalisateurs (Vincent Dieutre, Jacques Goldstein, Laurent Roth, Jean-Charles Massera, Claire Angelini et le couple Aurélie Conquet-Sébastien Plot) de documenter, pendant la période du confinement, leurs interrogations. Ces petits films vont être montés par Dominique Auvray et moi-même pour faire un film d’environ deux heures, La Vie sur terre 2020, qui sera une espèce de témoignage choral sur le confinement et le cinéma.