C’était souvent le samedi matin. Avec ma mère, nous allions faire les courses dans un petit supermarché du coin. Après une ou deux heures, le temps de remplir le caddie familial pour la semaine, nous nous arrêtions dans le hall et nous passions chez Philippe.
Philippe, c’était un grand mec chauve, très maigre, toujours derrière son comptoir, debout droit comme un I malgré son dos courbé. Philippe, c’était le gérant du vidéoclub. On entrait en courant avec mes frères dans cette boutique étrange qui ressemblait déjà à un grenier. On s’émerveillait devant ces rayonnages surdimensionnés. De très hautes étagères qui touchaient le plafond de la boutique et qui formaient des tas d’allées et de couloirs. Comme un labyrinthe.
Ces étagères n’étaient pas des murs. C’étaient des fenêtres. Et nous, à travers elles, on découvrait le monde. On voyageait et on se perdait dans le monde du cinéma. Les rangées de boîtiers de VHS aux titres divers et intrigants s’étendaient à l’infini. Tous ces films alignés nous ouvraient un autre horizon. Nos yeux balayaient les rayonnages et dès cet instant-là, avant même de choisir ce qu’on allait voir, on entrait déjà dans les films. On y entrait vraiment. Par ces fenêtres justement.
Quand je « rembobine », je sais que je n’ai jamais quitté cet endroit, le magasin de Philippe. Le vidéoclub du quartier dans le supermarché...
Dévoreurs de cassettes
Dans les années 80 et 90, et jusqu’au début des années 2000, les vidéoclubs, indépendants (comme celui de Philippe) ou appartenant à des groupes (comme ceux de VidéoFutur) ont joué un rôle primordial d’exposition du cinéma et de transmission de la cinéphilie. Ces « cinémas de quartier » ont formé une nouvelle génération de cinéphiles et de « passeurs » en tous genres : des critiques, des historiens, des techniciens, des enseignants, et des réalisateurs. Des faiseurs de cinéma élevés à la vidéo.
Parmi eux, beaucoup de cinéastes à l’univers très marqué, ayant avalé et digéré des tonnes de films et de VHS, comme dans le Videodrome de Cronenberg. Vidéodrome, c’est d’ailleurs aussi un vidéoclub et un lieu culturel à Marseille. Un des vidéoclubs survivant, un lieu culturel très fréquenté.Ces cinéastes dévoreurs de cassettes, il y a en a plein, des célèbres (Quentin Tarantino), des Français mais Hong-Kongais (Christophe Gans) ou américains (Jacques Audiard), des provocateurs (Gaspar Noé), des (ré)créatifs (Michel Gondry) ou des « branchés » (Quentin Dupieux)…
Article sur le même sujet
Ces magasins de vidéo, aujourd’hui en voie d’extinction en France (il en reste peut-être moins de 10 à Paris – et donc au moins 1 à Marseille) proposaient à la location un volume incroyable de VHS puis de DVD lorsque le support a débarqué dans le monde cinéphile début 2000.
VHS ça veut dire « Video Home System », soit en français « système de vidéo domestique » et on parle donc de cassettes vidéo qui contenaient des films sur bandes magnétiques. C’est grâce aux VHS qu’on pouvait voir des films chez soi ailleurs qu’à la TV. C’était avant l’avènement d’Internet. C’était hier. J’ai 31 ans. Ce n’est pas très vieux.
DVD ça veut dire « Digital Versatile Disc » soit en français « disque numérique polyvalent » et on parle de… Vous savez bien de quoi on parle, n’est-ce pas ? C’est grâce aux DVD qu’on peut voir des films chez soi ailleurs qu’à la TV dans des versions numériques pour la première fois. C’est avant l’avènement du streaming et des plateformes VOD. C’est né hier mais c’est encore aujourd’hui. Le DVD a 20 ans.
La force de ces magasins de vidéo, c’était de pouvoir offrir un catalogue de films quasi illimité et ce à bas prix (notamment via les cartes d’abonnement). C’était avant Netflix. C’était avant la carte cinéma illimitée et c’était après la grande époque bénie des cinéclubs. Aussi bénis soient les cinéclubs, ils n’ont jamais pu toucher une part aussi importante de la population et ce tous milieux sociaux confondus. Ils n’ont jamais, je crois, pu proposer une telle diversité de cinéma – de cinémas au pluriel d’ailleurs, et ce sans aucune hiérarchie ou même aucun ordre défini.
Franchir le pas de la porte d’un vidéoclub, comme le magasin de Philippe, ce n’était pas faire acte d’envie de culture ou de divertissement comme lorsqu’on va au cinéma. Rentrer dans un vidéoclub c’était comme aller faire ses courses mais on tombait sur Pasolini à la caisse. Louer des films au vidéoclub, les regarder : un acte anodin, un geste du quotidien.
Ces vidéoclubs incarnaient deux principes majeurs et fondateurs de la cinéphilie déjà définis par les cinéclubs. Ils jouaient un rôle de « conseil », et d’accompagnement vers les films. Les gérants nous guidaient avec passion dans la découverte des différents cinémas qui s’offraient à nous. Philippe, transmetteur de culture, de passion et d’émotions. Quelqu’un a-t-il un jour reconnu ton dévouement et ton engagement ? Quelqu’un t’a-t-il déjà dit quel rôle tu avais pu jouer dans sa vie ?
Trésors cachés
Les vidéoclubs permettaient aussi la découverte d’images « différentes » et renfermaient des trésors cachés. Les vidéoclubs étaient de véritables passerelles vers une histoire non officielle du 7e art. Septième. Premier. Le principe de classement a depuis longtemps démontré ses limites. Les vidéoclubs ont brisé ce classement. Le cinéma au cœur du quotidien était devenu premier et ils ont permis, par exemple, la diffusion du cinéma de genre, absolument non reconnu, et mésestimé sur les réseaux de diffusion commerciaux et traditionnels de l’époque.
Le cinéma de genre horrifique et fantastique surtout : les giallis italiens (les films de Dario Argento et de Lucio Fulci), les « survivals » (Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hooper pour n’en citer qu’un), les films de « zombies » (comme ceux de George Romero), les films de « fantômes » (Fog de John Carpenter), les films d’exorcisme (L’exorciste de William Friedkin, Amityville…). Tous ces films « cachés » qui ont permis à des générations entières de cinéphiles et aux gosses de province que nous étions de faire des voyages extravagants.
On louait 5 films tous les week-ends. A regarder dans la semaine. A revoir aussi et le plus possible avant de ramener les cassettes. On ne prolongeait jamais une location. On était trop curieux et avides de voyages. On en a parcouru des territoires inoubliables… Cette ville glauque sans nom aux allures de New York ou de Philadelphie dans Seven, cette troublante Elm Street dans Freddy, le Londres industriel d’Elephant Man, cette ville californienne fictive de Woodsboro dans Scream, l’Overlook Hotel de Shining, la savane du Roi Lion, la bourgade d’Haddonfield dans Halloween, et la ville même d’Halloween dans L’étrange Noël de Monsieur Jack, Paris, ses ponts et la Seine dans Les Amants du Pont neuf, Auvers-sur-Oise avec Van Gogh… On a pris le taxi du Cinquième élément, on est monté sur le dragon Falkor d’Une Histoire sans fin, dans la DeLorean de Retour vers le futur et on a visité la brigade des stupéfiants de Paris dans L.627, tout en passant par le quartier de la Little Italy chez Scorsese…
Tous ces films conseillés par Philippe, le grand gérant bizarre du vidéoclub. Tous ces films choisis en famille selon les préférences de chacun et à tour de rôle. Tous ces films qui peuplent aujourd’hui ma DVDthèque personnelle, mon espace à moi, mon salon de cinéma, ma caverne d’Ali-Baba...