D’où vient votre passion pour le cinéma de Claude Chabrol ?
Tout a commencé par l’écriture d’un dictionnaire sur le cinéma d’Alfred Hitchcock. Je cherchais quelqu’un pour écrire la préface et le nom de Claude Chabrol s’est tout de suite imposé. Il fut l’auteur avec Eric Rohmer du premier ouvrage critique sur le réalisateur de La Mort aux trousses. Il a gentiment accepté et quand les éditions Larousse m’ont demandé sur quoi porterait mon prochain ouvrage, j’ai spontanément répondu : « L’œuvre de Chabrol ! ». C’est comme ça qu’est né Chabrol se met à table. On pouvait lire sur la dernière de couverture quelque chose comme : « Le cinéma de Chabrol vu depuis la cuisine. » Je trouvais ça un peu réducteur. Je me suis dit qu’il y avait quand même mieux à faire. C’est de là qu’est née l’envie de ce livre, Tout Chabrol, un ouvrage exhaustif sur sa carrière. Chabrol a réalisé cinquante-sept longs métrages comme Alfred Hitchcock ! Mon ouvrage débute par son activité de critique aux Cahiers du Cinéma. Une période largement minimisée. Sa première critique portait sur Chantons sous la pluie, un texte très enthousiaste, baptisé, Que ma joie demeure. Preuve s’il en est de la place qu’occupait la musique chez lui.
Justement avait-il une formation de musicien ?
Adolescent, il jouait beaucoup au piano et il a continué toute sa vie. Son fils Matthieu, qui deviendra son compositeur attitré à partir des Fantômes du Chapelier au début des années quatre-vingt, raconte ainsi qu’il a souvent joué du piano à quatre mains avec son père. Chabrol aimait dire que si le cinéma n’avait pas été inventé, il aurait été chef d’orchestre. Il répétait aussi souvent cette phrase : « Si vous voulez transmettre des sensations sans passer par l’intellect, c’est vers la musique qu’il vous faut aller. » Ça renseigne assez bien sur la façon dont il a utilisé la musique dans ses films, comme un élément capable de provoquer le spectateur émotionnellement. Chez lui, la musique semblait même précéder la mise en scène.
Chabrol, grand amoureux d’Hitchcock, a dû admirer sa relation fusionnelle avec le musicien Bernard Herrmann et a peut-être essayé à son tour de reproduire cette complicité avec Pierre Jansen...
C’est en effet la grande rencontre du cinéaste ! D’ailleurs, il n’était pas satisfait de la musique de ses premiers films, avant que Pierre Jansen ne pénètre son cinéma. Il n’a jamais été tendre avec le travail d’Emile Delpierre sur Le Beau Serge. Ce dernier avait dû remplacer au pied levé Darius Milhaud qui était tombé malade et avait dû décliner au dernier moment. Ensuite, il va travailler avec Paul Misraki pour Les Cousins, A double tour et Les Bonnes Femmes. C’est au moment de la préparation des Bonnes Femmes, à la fin des années cinquante, qu’il fait la connaissance de Jansen. Ils ont exactement le même âge. Le courant passe immédiatement. Jansen venait de travailler pour le CNRS à l’Abbaye de Royaumont où il retranscrivait des vieilles partitions. Il a été formé à l’Ecole de Darmstadt qui a vu passer Pierre Boulez, Olivier Messiaen, Karlheinz Stockhausen..., bref l’un des berceaux de la musique moderne. Il voyait sûrement, à ce moment-là, la musique de film comme un moyen de gagner sa vie, pas plus. Sur Les Bonnes Femmes, Claude Chabrol confie donc à Paul Misraki la composition des musiques légères et à Pierre Jansen, la partie plus sombre et complexe. A partir de là, ils ne vont plus se quitter durant près de vingt ans, jusqu’à ce que Matthieu Chabrol, le fils de Claude, prenne la relève.
Au cœur de cette collaboration, il y a la musique du Boucher (1970), qui de l’aveu même des intéressés constitue un sommet...
Une anecdote reste célèbre. Lorsque Claude Chabrol est sorti du studio d’enregistrement après avoir écouté la partition, il aurait dit en jubilant : « Ouh la la ! C’est décadent, c’est formidable ! » Pour le guider, il avait demandé à Jansen de s’accorder avec les bruits du village, les cloches de l’église notamment. Le compositeur a merveilleusement exploité cette idée. Sa musique transcende les images, les emmène ailleurs. Pierre Jansen n’était pas forcément très tendre avec son propre travail. Il disait même de certaines de ses musiques que c’était du « sous Ennio Morricone ». En revanche, il a toujours considéré Le Boucher comme sa meilleure composition pour le cinéma.
Dans un entretien avec Stéphane Lerouge en 2002, Claude Chabrol évoquait ainsi le changement qui s’est opéré après la fin de sa collaboration avec Pierre Jansen : « Aujourd'hui, je travaille avec mon fils, Matthieu Chabrol. Mon rapport à la musique a changé. Je suis entré dans une période plus sournoise, plus économe. La musique de Pierre, elle, n'a rien de sournois, elle s'affirme frontalement »…
On ne peut pas en vouloir à un père de faire travailler son fils. La particularité, c’est que Claude Chabrol avait demandé innocemment à Pierre Jansen de prendre son fils pour élève. Il a donc formé sans le savoir celui qui allait devenir son successeur. Je ne suis pas certain qu’il ait apprécié.
Quelle était la fonction de la musique pour Chabrol ?
C’est une question très complexe. Lorsqu’il a commencé à travailler avec son fils Matthieu, Claude Chabrol a en effet changé de méthode. Matthieu ne composait pas à partir des images comme Pierre Jansen mais à partir du scénario uniquement. Aucune des musiques livrées par son fils n’avaient de timing précis et pourtant - dixit Claude - « Elles tombaient systématiquement juste ! ». La musique dans le cinéma de Claude Chabrol n’est pas explicative, ni illustrative. Elle ne cherche pas à souligner l’action. Selon sa formule : « Elle ne doit pas donner l’impression de monter l’escalier en même temps que le personnage. » Il faut préciser que Pierre Jansen et Matthieu Chabrol sont des musiciens à part entière. Ils ont composé des pièces musicales et pas seulement des musiques de films. Chez l’un comme chez l’autre, la musique n’est pas un accompagnement, elle se suffit à elle-même.
A lire, deux ouvrages de Laurent Bourdon sur Claude Chabrol aux éditions LettMotif : Tout Chabrol et Comme disait Claude Chabrol