Votre série de podcasts et votre livre sont organisés de manière thématique. Mais vous avez choisi de ne pas faire d’entrée « documentaire ». Pourquoi ?
Je ne voulais pas tout compartimenter. Quand je consacre un chapitre entier à la guerre dans les films de Tavernier, je le fais parce qu'il réalise aussi bien une fresque de fiction, Capitaine Conan, qu’un documentaire comme La Guerre sans nom. Il me semble que le documentaire est une dimension de sa filmographie qui recoupe de nombreux thèmes abordés dans ses films de fiction. Dans la partie « Citoyen engagé », j’évoque la banlieue, Les « double peine » de Lyon, et dans la partie « Cinéaste cinéphile », il y a évidemment son Voyage à travers le cinéma français… Au fond, je ne voulais pas sanctuariser le documentariste. Il a fait 4 ou 5 documentaires sur une vingtaine de longs métrages. Mettre à part son travail proprement documentaire aurait donné l’impression que ce n’était que « marginalement » un cinéaste documentaire. Mais je n'envisage pas les choses ainsi. C’est un cinéaste qui chante essentiellement dans l'arbre de la fiction, mais qui n’a pas hésité à plusieurs reprises et dans des domaines bien différents (historique ou contemporain) à assumer le fait que la meilleure forme pour lui était parfois le documentaire. Plus que la fiction.
Quelle fut selon vous la relation entre Tavernier et la forme documentaire ?
Je dirais qu’il s’agissait d’une relation complémentaire. Quand on voit le film Laissez-passer et sa déclaration d'amour au cinéma dans son Voyage…, on comprend qu’il s’agit de la même chose. Ce sont des formes différentes, mais pour raconter une même histoire, une même passion.
Mais pourquoi choisir une forme plus qu’une autre à différents moments ?
Il y a certainement des présupposés de production. Mais il y a aussi la nécessité. Pour La Guerre sans nom, la difficulté à parler de la guerre d’Algérie dans le cinéma français l’obligeait d’une certaine manière à passer par le documentaire, et sa rencontre avec l’historien Patrick Rotman a été déterminante. Elle lui a sans doute permis de coller au réel et d'aller à des endroits où la fiction aurait vraisemblablement dénaturé le sujet. Ces gens-là navaient jamais eu la parole. On n’avait jamais entendu les jeunes appelés du contingent raconter leur guerre. Je crois que Tavernier s’est dit qu’il fallait raconter l'histoire avec ce qu’on appelle parfois le « cinéma du réel » ; aller vraiment à la rencontre de ces personnes dont les témoignages (sur la torture, sur les « corvées de bois »…) sont absolument poignants.
En lisant votre livre ou en vous écoutant, on comprend que le réel nourrit en fait toute son œuvre.
Oui, l’exemple le plus frappant, c’est Des enfants gâtés. C'est l’un de ses films les moins connus et pourtant l’un des plus autobiographiques. Le substrat, c’est la crise du logement de la fin des années 70 et plus particulièrement le rapport des locataires aux bailleurs qui augmentent les loyers et forcent les gens à partir. Or, ce film naît de sa situation personnelle : Tavernier a bien failli être expulsé de son logement par son bailleur social, et il a décidé de prendre la tête d’un comité allant même jusqu’à écrire au Premier ministre de l’époque. Dans sa lettre, il disait : « Je suis tellement déterminé que je vais faire un film sur ce sujet-là. » Et ce film, c’est Des enfants gâtés. Ce qui est très étonnant, c’est l’imbrication : le citoyen Tavernier menace le ministre de faire un film sur ce sujet et met ses menaces à exécution ! Certes il s’agit d’un long métrage de fiction, mais ça aurait pu tout aussi bien être un film documentaire. À l’époque, il fait de la fiction pour raconter le réel. Quand son fils Niels a des problèmes de drogue par exemple, il réalise L627 pour montrer la misère de la police française luttant contre le trafic de stupéfiants. Certains films de fiction ont sinon un versant documentaire, du moins une origine documentaire. Il fait de la fiction mais comme quelqu’un qui déciderait de faire du documentaire.
Quelle était la place du documentaire dans sa cinéphilie ? Le genre est relativement absent de son Voyage, par exemple…
C’est vrai qu’il y a peu de choses sur le documentaire, mais en même temps, la France n’est pas non plus la reine du genre ! Je situe Tavernier dans une histoire du cinéma français où l’on parle du réel à travers la fiction. C’est connu : dès son origine, le cinéma français intègre ces deux jambes. Aux frères Lumière le réel, et à Méliès la fiction, le trucage. On ne doit pas trancher entre les deux. C’est comme si dès sa naissance, le cinéma français avait postulé que le septième art était à la fois du réel et de l'imaginaire. Et que tout serait affaire de dosage. Il me semble que Tavernier fonctionne ainsi. Parfois c’est du réel – L627 – et parfois c'est plus dans l’imaginaire – La Fille de d’Artagnan. Dans tous les cas, il se situe dans une généalogie qui tranche beaucoup moins que ce que l'on peut voir par exemple en Angleterre, un pays qui possède une école documentaire très forte et très autonome. Tavernier ne sépare pas les choses. Quand il fait L627 et qu’il envoie une lettre incendiaire à Paul Quiles (ministre de l’Intérieur à l’époque, ndlr) pour lui dire qu’il fait ce film pour dénoncer les « Algeco », c’est ça.
D’ailleurs, même ses films « d’imaginaire » sont nourris d’un regard documentaire.
La meilleure preuve, c’est Quai d’Orsay. Le film sinspire dune BD, mais écrite par un ancien conseiller de Dominique de Villepin, donc extrêmement documentée. Quai d’Orsay a des aspects cartoon mais avec le vrai discours de Villepin à la table de l’ONU. Ce film enlevé, très rythmé, devient ainsi une véritable réflexion sur la politique et la place de la France. C’est une bonne synthèse de son travail : dans le cartoon Tavernier glisse du vrai, du réel.
Le documentaire chez Tavernier raconte d’abord la société, mais il raconte aussi l’homme, le cinéaste qu’il était.
Oui, c’est ce qui est merveilleux avec le Voyage au cœur du cinéma français : c’est un autoportrait, c'est son film le plus personnel. Mais comment faire autrement quand on parle des choses qu'on aime ? Tavernier était un vrai cinéaste-cinéphile. Il payait son tribut à ceux qui l'avaient précédé et avaient façonné l’homme qu’il était. C’est un rapport charnel, pas du tout encyclopédique. Tavernier nous dit ce qui importe pour lui ; il nous dit qui il est, à travers les cinéastes qu’il a choisis. Ce qui m’importe par exemple, c’est l’attention portée aux musiciens de cinéma et aux couples cinéastes/compositeurs. C’est une cinéphilie totalement subjective et un film totalement subjectif. Ici, ce n’est que de l’amour. Avec quelque chose en plus. Comme on sait, il avait été l’attaché de presse de Pierrot le fou (c'est lui qui avait montré le film à Aragon par exemple et lancé le « buzz » autour du film). Mais il n’hésite pas à employer Jean Aurenche et Pierre Bost, vilipendés par la Nouvelle Vague, pour écrire ses films. Et je crois que ce qui a mû Tavernier pour faire ce film, c’est de vouloir raccorder les wagons de la famille. Il voulait que la « vieille maison » cinéma soit réunie, qu’il n’y ait pas de rupture entre le cinéma d’avant (celui d’Aurenche et Bost) et le cinéma d’aujourd’hui (de Miller, Carax et les autres). Il voulait raconter une histoire dont le maillon principal était la continuité et non la rupture. Évidemment, il y a des moments de crises, de différences, mais ce qui rassemble, c'est le média. C'est l'amour du cinéma, ce moment où le noir se fait et où l’on regarde un film ensemble. C'est un moment fédérateur qui dépasse toutes les querelles de chapelle. Et je crois que Tavernier a aussi réussi à faire ça avec la fiction et le documentaire. Il n'y a pas de frontière pour Tavernier. Le cinéma unit tout.
Année du documentaire 2023
À cette occasion, nous vous proposton des entretiens, portraits, éclairages et décryptages qui reviennent sur l’histoire du genre et témoignent de sa formidable vitalité comme de celle de ses acteurs.