Lorsque l’on évoque le surréalisme au cinéma, de quoi parle-t-on exactement ?
Christophe Gauthier : Tout est affaire de génération et de rapport aux films. La première génération, celle de l’entre-deux-guerres, autour de la figure d’André Breton, n’était pas particulièrement sensible à cet art. André Breton ne mentionne que deux fois le cinéma dans L’Amour fou (1937), avec le long métrage de Henry Hathaway, Peter Ibbetson (1935). Il y avait bien sûr Luis Buñuel, figure fondatrice du cinéma surréaliste avec Le Chien andalou (1928) ou L’Âge d’or (1930), tout comme Man Ray qui réalise des choses magnifiques dès les années 1920, mais pour beaucoup, c’est en sortant du surréalisme que les questions liées au cinéma deviendront prégnantes. Ainsi Robert Desnos écrit des textes sur le cinéma alors qu’il est déjà en rupture de ban avec le mouvement. C’est également le cas d’Antonin Artaud en conflit avec le surréalisme orthodoxe. Une autre génération apparaît au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec des personnalités comme Ado Kyrou ou Gérard Legrand. Ceux-ci vont créer une véritable cinéphilie surréaliste dans les années 1950. C’est à ce moment-là que l’on croise la figure de Raymond Borde. S’intéresser au cinéma s’incarne non seulement dans l’écriture de scénarios, la réalisation de films, mais aussi dans des discours autour du cinéma. Les films sont pour eux des portes ouvertes vers une représentation de l’amour fou, des rêves… Cet intérêt particulier va conduire les surréalistes à préférer les feuilletons populaires de Louis Feuillade aux films qui se revendiquent comme des œuvres d’art. Ces derniers s’inscrivent dans la culture dite officielle et versent donc obligatoirement dans l’académisme. Il y a chez ces surréalistes une appétence pour ce qu’on appellera plus tard la contre-culture.
Dans votre livre Raymond Borde, une autre histoire du cinéma, coécrit avec Natacha Laurent, transparaît cette idée que le surréalisme est avant tout un combat. Comment s’incarne-t-il dans le cinéma ?
Les surréalistes se battent contre ce qu’ils considèrent comme la culture installée, institutionnelle. Raymond Borde est farouchement anti-académique et perpétue ainsi la flamme originelle du mouvement. Il faut toutefois faire la part des choses entre ce qui relève du mouvement et de l’individu. Raymond Borde intègre le surréalisme assez tardivement, juste après son exclusion du Parti communiste en 1958. Cette intégration s’effectue par un réseau venant principalement du Sud-Ouest et notamment par le truchement d’un peintre installé à Toulouse, Adrien Dax. Il fréquente alors André Breton dans sa maison de Saint-Cirq-Lapopie (Lot), en devient un visiteur régulier et envisage la réalisation d’un film avec lui. Cela aboutira à un portrait filmé du peintre et photographe surréaliste, Pierre Molinier. Ce que Borde retrouve dans le surréalisme à partir de la fin des années 1950, c’est une sorte d’aspiration révolutionnaire qui vise à bousculer l’ordre établi. Il arbore tout ce qui touche à la société dite de consommation. Il publie en 1964 un pamphlet très violent, L’Extricable. L’essai se termine par un éloge de la paresse qui s’inscrit dans la pure tradition surréaliste avec la reprise du célèbre cri d’André Breton dans Les Pas perdus (1924) : « Lâchez tout ! »
Dans ce rejet de la société marchande, où se placent les films ?
Ils doivent participer à ce retournement de la société. Une idée qui n’empêche pas un certain aveuglement puisque Raymond Borde n’a pas vu ce qu’il y avait de nouveau dans la Nouvelle Vague. Il est totalement passé à côté, la voyant comme le fruit d’une jeunesse bourgeoise, conformiste, et plus grave encore à ses yeux, de droite. Il va farouchement critiquer les premiers longs métrages de Claude Chabrol. C’est bien sûr injuste. Il défend aussi bien le cinéma expérimental et d’avant-garde, celui de Stan Brakhage, qu’il affectionne particulièrement, que le cinéma soviétique et le cinéma hollywoodien, ce qui peut paraître paradoxal. Il a ainsi écrit des textes enflammés sur Frank Tashlin et ses films avec Jerry Lewis et Dean Martin, dont il aime la manière dont ils subvertissent le système hollywoodien. Il partage cette affection avec les critiques de la revue Positif dans laquelle il va écrire entre 1954 et 1967. À partir des années 1950, la revue est le réceptacle de jeunes hommes qui gravitent autour de cette seconde génération du surréalisme que j’évoquais à l’instant. On retrouve Ado Kyrou, mais aussi Robert Benayoun. Enfin, comme tous les membres du mouvement, il vouait une passion sans limite au cinéma burlesque. Outre Chaplin et Keaton, il admire particulièrement Charley Bowers, son goût pour l’absurde et cette idée d’un renversement du monde par le corps.
Raymond Borde est aussi devenu un spécialiste du film noir américain. Qu’est-ce qui l’intéressait dans cette production ?
La publication de son Panorama du film noir en 1955, coécrit avec Étienne Chaumeton, va lui valoir une reconnaissance internationale. Certains ne le connaissent d’ailleurs que pour ça. Ce n’est pas tant la dimension fantastique qui l’intéresse dans les films en question que la façon dont est montrée une société qui corrompt les individus. À noter qu’à ce moment-là, Borde est encore membre du PC. Les militants communistes voyaient d’un très mauvais œil le cinéma américain. Mais Borde n’était pas à une contradiction près. Et même s’il n’a pas fait partie de l’aventure de la revue L’Âge du cinéma d’Ado Kyrou, qui faisait la promotion d’une contre-cinéphilie, il retrouvera bientôt la troupe au sein de la revue Positif où seront fustigés des auteurs comme Alfred Hitchcock ou John Ford, jugés réactionnaires. Ce qui, on le sait aujourd’hui, est un vrai contresens. Outre le film noir, Borde militera pendant la guerre d’Algérie pour un cinéma documentaire ouvertement militant. Il écrit d’ailleurs un texte baptisé Manifeste pour un cinéma parallèle. Cette idée de combat est une résurgence directe de son engagement auprès des surréalistes.
Raymond Borde devient un des membres fondateurs de la Cinémathèque de Toulouse avec cette idée de conserver et diffuser les films. En quoi cela s’inscrit-il dans un acte militant ?
Cette volonté de conservation va prendre le pas sur sa passion du cinéma au sens intellectuel. En 1958, soit au moment de sa rupture avec le Parti communiste, il commence par collecter des films pour le compte d’un ciné-club de Toulouse dont il va s’émanciper et organiser des projections de films de patrimoine en lien avec Henri Langlois. Se noue dès lors une relation étroite avec la Cinémathèque française. Dans le même temps, Borde poursuit sa collecte de films pour ce qui sera la future Cinémathèque de Toulouse. Mais peu à peu des tensions éclatent avec Langlois. Borde juge leurs échanges déséquilibrés. La scission définitive aura lieu au moment où Borde adhère à la Fédération internationale des Archives du Film (FIAF) dont Langlois s’est écarté. Pour reprendre une terminologie anticolonialiste, Borde affirmait qu’il était alors « colonisé par la Cinémathèque française ». Dans une lettre, il écrit d’ailleurs : « Il s’agit de ma guerre d’indépendance à moi. » Il se positionne contre la place hégémonique de l’institution parisienne. La Cinémathèque de Toulouse se fait alors le porte-voix de ce « cinéma parallèle » où cohabitent documentaires militants, cinéma fantastique… Le profil de la collection a une physionomie sécante avec le militantisme politique de Borde. Via la FIAF, il va se rapprocher de la Cinémathèque de Belgique, pionnière en matière de restauration des films à partir des années 1970, porté par cette idée de mise en commun du savoir et surtout du matériel pour restituer les meilleures copies de films possible. Dans son rapprochement avec la FIAF, structure patrimoniale où tout le monde avance sur un pied d’égalité, sans chef désigné, il voyait certainement une forme d’utopie en marche. À noter que Borde sera exclu du mouvement surréaliste en 1968 peu après la mort d’André Breton, pour n’avoir pas soutenu Langlois au moment de la fameuse crise de la Cinémathèque française.
Quel héritage a laissé Raymond Borde ?
La grande affaire de sa vie est sans aucun doute la Cinémathèque de Toulouse, devenue une véritable institution. Elle poursuit aujourd'hui son agrandissement avec la construction d’une troisième salle de projection. De façon plus générale, il a apporté une appréhension singulière et visionnaire de ce qu’est le patrimoine cinématographique. Il ne s’agit pas seulement de conservation des films pour les inscrire dans une histoire classique d’un art. Sa conviction est que les films font l’histoire au sens large. Ils servent de source à la compréhension du monde, des hommes, de la société.
Raymond Borde, une autre histoire du cinéma, de Christophe Gauthier et Natacha Laurent (éd. Privat)