Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’histoire autour du Rendez-vous des quais ?
Il s’agit d’un long métrage tourné entre 1953 et 1955 par mon grand-père, Paul Carpita. J’ai grandi avec la légende de ce film d’abord censuré, puis pensé perdu et finalement retrouvé et restauré dans les années 1980. Je suis née en 1983, et le film est sorti des limbes à la fin des années 1980 mais n’a vraiment été redécouvert que dans les années 1990 – jusqu’à être présenté comme un « chaînon manquant » du cinéma français…
Qui était Paul Carpita et comment est-il arrivé au cinéma ?
C’était d’abord quelqu’un de très engagé, il était encarté au PCF. Il a découvert le cinéma juste après-guerre – l’histoire est un peu floue : il a soit récupéré des surplus de pellicule dans un stock de l’armée américaine, soit… il les a volées. Quoiqu’il en soit au tournant des années 1950, avec quelques amis communistes, il s’est mis à réaliser ce qu’il appelait des « contractualités » en opposition aux actualités officielles qui faisaient les louanges des gouvernements successifs. Ce groupe, qui s’appelait Ciné Pax, allait filmer les grèves des dockers, les mouvements sociaux qui éclataient dans les environs de Marseille, pour les documenter. Ils filmaient les gens, leurs luttes quotidiennes, toutes ces choses qu’on ne voyaient jamais à l’époque. Et de fil en aiguille il a voulu raconter ça, mais par le biais de la fiction. C’est comme ça qu’est né le projet Le Rendez-vous des quais. Il a écrit une fiction (l’histoire d’amour entre un docker et une ouvrière) qu’il a réalisée sur plusieurs années et dans les conditions du réel. La plupart des acteurs étaient non professionnels et le film mêlait fiction et documentaire.
À l’époque ce n’était pas un cinéaste professionnel…
Pas du tout, il était instituteur. Mais comme il disait lui-même, il était « un instituteur qui savait se servir d’une caméra ». Il n’avait par ailleurs aucune formation. Il était simplement fasciné par le cinéma depuis l’enfance, depuis qu’un instituteur ou un curé avait un jour projeté un petit film. C’était un pur autodidacte. Il a donc pris sa caméra avec des ambitions à la fois artistiques et quasiment documentaires.
Au cœur du film, il y a une grève des dockers. De quoi s’agissait-il exactement ?
C’est cette grève qui a effectivement inspiré Le Rendez-vous des quais. Des dockers avaient arrêté le travail pour protester contre la guerre d’Indochine : ils manifestaient contre des conditions de travail très rudes, mais aussi contre cette guerre coloniale. Le jour on les faisait embarquer des canons et des armes à destination des colonies, et la nuit on ramenait en secret les cercueils des soldats morts. Ils ne voulaient pas être complices de ce conflit, et mon grand-père, viscéralement pacifiste, avait été choqué d’apprendre cela.
Quand il réalise le film, obtient-il des soutiens d’institutions ou de syndicats ?
Oui, le PCF, la CGT l’ont aidé, sans doute financièrement. Même les studios Pagnol (où s’est déroulé la postsynchronisation) l’ont soutenu, alors que politiquement, ce n’était pas tout à fait la même ligne.
Il finit donc son film en 1955 et là…
Eh bien pendant l’une des toutes premières projections publiques, la police fait irruption dans la salle, enlève les bobines et confisque le négatif original en prétextant que ce film avait été tourné sans autorisation (ce qui était vrai). Le film est ensuite passé devant le comité de censure. On a alors reproché à mon grand-père d’avoir réalisé une œuvre susceptible de porter atteinte à l’ordre public. Mon grand-père n’était pas présent à cette projection (il était en classe). Il a été convoqué au commissariat juste après pour qu’on lui signifie tout cela…
Et le film disparaît.
Oui. On lui explique que les négatifs originaux et les copies ont été détruits. Il n’y a plus rien. Pourtant, le PC avait visiblement conservé soit des négatifs soit des copies du film, qui refirent surface vers la fin des années 1980.
Vous vous souvenez de la manière dont le film réapparaît ?
Ce fut un processus évidemment très long et complexe, mais je me souviens d’un moment précis : Jack Lang est alors ministre de la Culture. On est au milieu des années 1980 et c’est un moment où l’on déploie beaucoup d’énergie pour retrouver les archives de films et de photos. On assiste à une prise de conscience de l’importance de conserver des traces de la mémoire collective. Lors d’un déplacement à Port-de Bouc, dans la région de Marseille, Jack Lang fut interpellé par des gens qui se souvenaient du tournage du Rendez-vous des quais. Des séquences d’échauffourées entre la police et les dockers avaient été tournées là durant quelques journées visiblement épiques et ces témoins lui demandèrent où était passé le film. C’est le moment où la puissance publique a finalement pris connaissance de l’existence du Rendez-vous des quais. Après cela, de nombreuses personnes – comme Jean-Pierre Daniel, fondateur et directeur de l’Alhambra à Marseille – ont tout fait pour qu’il ressorte.
Quelle fut la réaction de votre grand-père ?
Il était ravi. Surpris mais ravi : je pense qu’il avait totalement intégré cette censure. On lui avait non seulement dit que son film pouvait porter atteinte à l’ordre public, mais pire, qu’il n’était pas vraiment cinéaste, qu’il avait réalisé une œuvre amateure qui n’était rien d’autre que du militantisme. Ce fut douloureux pour lui de revoir ce film… Je crois également qu’il y avait un vrai complexe de rapport de classe. Au fond, il s’était permis quelque chose d’interdit. Il s’était rêvé cinéaste et on lui avait fait comprendre qu’il ne pouvait pas l’être.
Sait-on aujourd’hui pourquoi le PC n’a jamais ressorti le film ?
Je ne suis pas une spécialiste, mais je pense que le contexte politique était très compliqué : juste après la guerre d’Indochine, il y a eu la guerre d’Algérie, et pour le parti, ressortir ce film-là à ce moment-là, ne devait pas sembler très opportun. Pour autant, le PCF a bien conservé très précieusement ce film – on m’a même dit que deux ou trois personnes du PC avaient explicitement insisté pour que les éléments ne soient pas détruits…
Vous parliez tout à l’heure du film comme d’un « chaînon manquant du cinéma français ». C’est une expression qui revient souvent, mais pouvez-vous nous expliquer ce qu’elle signifie ?
Au moment où mon grand-père tourne son film, l’Italie est en plein néo-réalisme. En France, on n’en est pas encore là et le cinéma du réel n’arrivera que quatre ou cinq ans plus tard avec la Nouvelle Vague. Pourtant, avant cela, quelqu’un avait bien filmé les vrais gens, dans leurs intérieurs. Quelqu’un avait enregistré le monde réel, capter les mouvements de grève pour ce qu’ils étaient. En mêlant la fiction et le documentaire. Paul Carpita ! Cette censure et l’absence de soutien dans la profession a finalement privé le cinéma français de quelque chose d’unique. C’est pour cette raison que la ressortie a été importante.
Paul Carpita vous parlait-il de ses influences ?
Il parlait du néo-réalisme italien. Mais j’ai du mal à savoir si ses influences étaient conscientes quand il a commencé le film. Quand il parlait réellement des sources du Rendez-vous des quais, il évoquait ses parents, le quartier où il avait grandi… Au fond, il parlait plus du réel que de cinéma.
Quand Le Rendez-vous des quais est ressorti, Paul Carpita a repris sa caméra…
Oui il a réalisé deux films, dont Les Sables mouvants – un film qu’il avait écrit en parallèle du Rendez-vous des quais dans les années 1950, mais qui n’avait jamais vu le jour à cause de ses démêlés avec la censure. C’était un film important pour lui, symboliquement mais pas seulement. Malgré tout ce qu’il avait vécu, il n’avait jamais cessé de filmer. Il avait réalisé beaucoup de courts métrages avec ses élèves en tant qu’instituteur. Et puis il avait fait quelques films de commande pour les municipalités, les régions. Il s’agissait souvent de films engagés et très novateurs pour l’époque (je me souviens notamment d’un documentaire sur la pollution du Rhône dont tout le monde se moquait à l’époque). Et au tout début des années 2000, il a signé un troisième long métrage de fiction, Les Homards de l’utopie. Dans ses trois films, on retrouve son amour du réel, des luttes sociales et de la fraternité.
Vous pensez que la censure l’a empêché de devenir cinéaste ?
Oui ! Mais il a toujours filmé, encore une fois, et beaucoup de courts métrages. C’est d’ailleurs la partie de sa filmographie que je préfère. L’aspect militant est toujours présent dans ses films, courts ou longs, mais le rêve et la poésie sont également souvent là et particulièrement dans ses courts. Sans cette censure, peut-être que sa vie aurait été différente. Peut-être serait-il devenu réalisateur…. Ma grand-mère lui disait souvent « si dans les années 1950 tu étais parti et que tu avais eu une carrière de cinéaste, tu serais monté à Paris, tu n’aurais pas été le même, tu te serais laissé rattraper ». Quand il a prononcé le premier « moteur » sur le plateau des Sables mouvants, il m’a avoué que c’était un peu comme si la plaie de la censure s’était refermée.