Comment avez-vous eu l’idée de donner une suite à Chambre 666, quarante ans après ?
Lubna Playoust : J’avais découvert le film de Wim Wenders un peu par hasard… C’est l’un de ses films les moins connus, qu’on découvre en général au détour d’un bonus DVD ou via un extrait disponible sur YouTube, et pourtant c’est un projet prémonitoire et au dispositif très intéressant. Au fil du temps, je me délectais à en revoir des extraits, j’entendais différemment chacun des intervenants en fonction d’où je me situais dans mon propre travail ou mes réflexions sur le cinéma. Chambre 999 est mon premier long métrage. Je me pose forcément des questions sur ce que signifie faire du cinéma aujourd’hui, dans ce monde, sur ce que signifie être engagé quand on est cinéaste… J’étais curieuse de savoir comment les cinéastes contemporains se positionnaient par rapport aux questions que Wim Wenders posait en 1982. Puis, l’année dernière, il y a eu comme un alignement des planètes. On était entrés dans le nouveau cycle de la mort du cinéma, cette question était sur toutes les lèvres. Avec le soutien du Festival de Cannes et de MK2, de Thierry Frémaux, Nathanaël Karmitz et Rosalie Varda, on a réussi à approcher tous ces cinéastes.
On imagine que la mise en chantier du projet passait en premier chef par l’approbation de Wim Wenders…
Bien sûr ! Il fallait qu’il accepte que je fasse une suite à son film. Il y avait déjà eu des tentatives alternatives à Berlin, au Brésil… Mais là, l’idée était vraiment de reprendre le même dispositif, dans une chambre d’hôtel, à Cannes, pendant le festival… Ce qui m’intéressait, c’était que les deux images puissent se juxtaposer. J’ai envoyé une lettre à Wim Wenders dans laquelle je lui expliquais mon rapport au cinéma en tant que cinéaste débutante. Il m’a donné son accord de principe et m’a laissée me débrouiller. C’est quelqu’un qui est très sensible à la transmission, avoir son appui était donc essentiel.
Vous a-t-il raconté les coulisses de Chambre 666 ?
En réalité, je ne voulais pas trop en savoir. Je ne voulais pas trop d’indices, je préférais me débrouiller seule. Je ne voulais pas être dans l’analyse. J’ai regardé son film avec les yeux de quelqu’un qui cherchait à le reproduire, j’ai décomposé les éléments de cette pièce, du cadre, j’ai mené ma propre enquête. Je voulais vraiment que ce soit mon regard d’aujourd’hui, mon interrogation sur les éléments qui structuraient le film de Wim en 1982. J’avais, par exemple, compris que les cinéastes étaient seuls dans la pièce. Il n’y avait pas non plus d’écran de retour à l’époque. Alors j’ai décidé de m’en passer bien que ce soit la norme aujourd’hui. Quand on dit ça à un producteur, il panique un peu ! (Rires.) Mais c’était une contrainte créative importante. Et c’était libérateur pour les intervenants aussi. On les laissait seuls face à leurs pensées, dans une espèce de tunnel intérieur.
Les cinéastes ont-ils facilement répondu présents ? Les accueilliez-vous avant de les laisser seuls face à la caméra ?
Certains connaissaient déjà le dispositif grâce au film de Wim, mais tous n’avaient pas en tête qu’ils seraient seuls dans la chambre. Je les accueillais bien sûr à leur arrivée, et ils avaient eu les questions à l’avance. En 1982, les cinéastes étaient tous très engagés; ils entraient dans la chambre, chargés de cet engagement, d’une forme de révolte. Aujourd’hui, les choses ont changé… Les frontières entre cinéma grand public et cinéma indépendant, par exemple, sont beaucoup moins marquées. J’avais peur qu’ils répondent de façon trop légère, parce qu’à Cannes, les gens sont très pressés, ils passent d’une interview ou d’une rencontre à l’autre. Or, c’est peut-être un peu prétentieux, mais je voulais que ce soit une expérience pour eux aussi.
Concrètement, comment s’est établie la liste des invités ?
J’avais une idée de qui serait là grâce à la liste des films présentés dans les différentes sections. C’était également le 75e anniversaire du festival donc je savais que certains cinéastes viendraient à cette occasion. J’avais ainsi établi une sorte de wishlist. Concrètement, il a fallu contacter les gens en amont pour accorder les plannings. Il y a ceux qu’on aimerait avoir, ceux qui répondent, ceux qui ne répondent pas, ceux dont les calendriers s’alignent, ceux qu’on croise par hasard à un déjeuner, ceux avec qui on boit un coup tard le soir pour tenter de les convaincre… Certains étaient un peu impressionnés à l’idée de venir s’enfermer dans cette chambre et de parler de l’avenir du cinéma. En 1982, ils adoraient tous faire ça ! (Rires) Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Il y a aussi une forme de paranoïa autour de la question de savoir comment les images vont être utilisées… Au début, j’angoissais de n’avoir personne. J’ai été rassurée quand j’ai obtenu les confirmations de Joachim Trier, puis Ruben Östlund, Claire Denis, Rebecca Zlotowski, Alice Rohrwacher… Et au bout d’un moment, je me suis presque inquiétée d’avoir trop de monde !
À quelques exceptions près, dont le monologue de Wim Wenders en préambule, vous ne gardez que des extraits des interventions. Les choix de montage ont-ils été difficiles à faire ?
À l’époque de Chambre 666, Wim avait donné douze minutes à ses invités, parce que c’était le temps de la pellicule, la durée d’une bobine 16mm. Mais aujourd’hui, ce temps ne veut plus rien dire pour personne, les cinéastes ne l’ont plus inscrit dans leur cerveau, contrairement à ceux d’avant. Certains des intervenants de Chambre 999 ont parlé pendant quaranteminutes… C’était passionnant à monter parce qu’il fallait créer un dialogue entre eux, éviter les redites bien sûr, mais aussi éviter de les formater, de les ranger dans des cases, avec les pessimistes d’un côté et les optimistes de l’autre. Je préférais plutôt essayer de créer une continuité qui mène vers une conclusion, une ouverture. Car ce n’est pas seulement un film-témoignage, c’est aussi un film qui s’adresse à l’avenir.
Un mot sur l’intervention de Kirill Serebrennikov, la plus extravagante de toutes ?
J’avais croisé Kirill à un déjeuner, il était en pleine promotion de son film La Femme de Tchaïkovski. Je ne savais pas s’il allait vraiment venir, il est très particulier, il y a toute une nébuleuse autour de lui… Les réalisateurs sont parfois assez fuyants, ils ne sont pas comme les acteurs, être devant une caméra est moins facile pour eux. Il a fini par venir et quand il est sorti de la chambre, il m’a juste dit: « Je suis désolé. » Panique à bord ! J’ai eu peur qu’il ait déréglé le dispositif, ou la caméra, quelque chose qui pourrait compromettre la suite du tournage. C’est la seule fois où j’ai regardé les rushes immédiatement. Quant à sa « réponse »… Ce sont des images dont on me parle souvent. Disons que c’est la preuve que le cinéma muet n’a pas dit son dernier mot !
chambre 999
Réalisation : Lubna Playoust
Musique : Pierre Rousseau
Produit par : Nathanaël Karmitz, Elisha Karmitz et Rosalie Varda
Une production MK Productions en collaboration avec Wim Wenders Stiftung et le Festival de Cannes, avec le soutien de Chanel, en association avec MK2 Films.
Sortie en salles le 25 octobre 2023