Rappelons que Méliès constitue, avec les firmes Pathé frères et Gaumont, le trio qui hisse, à partir de 1896 et durant plus de dix ans, le cinéma français au premier rang mondial. On connaît l’histoire : ruiné en 1923, il quitte sa propriété de Montreuil mise en vente et se défait de tous ses films. Veuf et oublié, il se remarie fin 1925 avec Stéphanie Faës (son ancienne actrice Jehanne d’Alcy), qui tient un kiosque de friandises et de jouets gare Montparnasse. Quand l’avant-garde du cinéma retrouve huit films en 1929, il est honoré lors d’un grand gala. Mais en 1945, le nombre de films retrouvés en France reste encore limité à huit.
Malgré une situation précaire, le couple Méliès va élever Madeleine. En 1930, Georges perd sa fille Georgette d’une longue maladie ; or le métier de son gendre, chanteur lyrique, ne lui permet pas de garder une fillette âgée de sept ans. Celle-ci va vivre avec ses grands-parents la dure période de la gare Montparnasse puis celle de la maison de retraite du cinéma, à Orly. Après le décès de son grand-père, elle reste à Orly avec sa « grand-mère Fanny » jusqu’en juin 1939, et se consacre après la guerre à retrouver l’œuvre perdue de ce merveilleux grand-père. « Fanny » Méliès, Henri Langlois (co-fondateur de la Cinémathèque française) et le Dr. René Malthête (1908-1978), son mari, lui apportent leur soutien.
Dès 1949, âgée de 26 ans et mère de trois enfants, elle est déjà une bonne conférencière. Aussi le ministère des Affaires étrangères la charge de faire connaître l’histoire du cinéma français en Europe du Nord (Suède, Norvège, Danemark). La tournée, qui comprend une conférence et une projection de films (dont quelques films de Méliès), rencontre un vif succès et d’autres tournées sont ensuite envisagées. Mais, prise par sa vie de famille, Madeleine limite ses déplacement jusqu’en 1961, année du centenaire de la naissance de Méliès.
Pour ce centenaire, trois grandes expositions sont alors prévues : à Paris, à Turin et à Locarno. Compte-tenu de l’importance de l’œuvre déjà retrouvée et rachetée par ses soins et par ceux de son mari, il est décidé de créer une association régie par la loi de 1901 pour gérer ce fonds : Les Amis de Georges Méliès (cette association sera plus tard nommée : Cinémathèque Méliès). Ses buts : retrouver, conserver, montrer et promouvoir l’œuvre du créateur du spectacle cinématographique.
D’autres membres de la famille Méliès, des magiciens, des passionnés, et plusieurs archives de films étrangères, membres de la FIAF (la Fédération internationale des archives de films), y adhèrent immédiatement. Alors que la Cinémathèque française s’apprête à rompre avec la FIAF1, présidée par Jerzy Toeplitz, ce dernier invite les Amis de Georges Méliès au congrès de Budapest, pour l’été 1961. Un grand hommage à Méliès est prévu. L’événement entraine une rupture avec Henri Langlois mais va permettre à Madeleine d’étendre ses échanges de films ou ses achats de copies auprès des membres de la FIAF, à l’occasion des congrès de l’association auxquels elle participe jusqu’en 2008, comme invitée ou comme observatrice.
Relayant celui des Affaires étrangères, le ministère de la Culture missionne ensuite Madeleine à l’étranger, pour promouvoir l’œuvre retrouvée par des expositions, des conférences et des projections. Elle en profite pour identifier des films conservés par les archives visitées, réaliser des échanges ou des achats de copies et de photos de plateau. Elle en retrouve aussi chez des forains, des collectionneurs, des brocanteurs, en salles de vente, au marché aux Puces ou dans des endroits insolites : une boite contenant un extrait de Voyage dans la lune est même retrouvée dans un poulailler ! Les copies des films sont déposées au CNC, à Bois d’Arcy.
Vingt ans après le centenaire, après une grande exposition Méliès organisée fin 1980 au centre Pompidou, l’année 1981 est riche en manifestations célébrant l’œuvre du pionnier. Madeleine, son fils Jacques Malthête, sa fille Anne-Marie Quévrain et d’autres membres de l’association, se rapprochent des historiens français et étrangers du cinéma, en organisant un colloque au centre international de Cerisy-la-Salle : Méliès et la naissance du spectacle cinématographique. La cousine de Madeleine, Marie-Hélène Le Hérissey, qui la seconda et lui succéda ensuite dans les tournées, assure les projections de 140 films déjà retrouvés, dont 70 repérés lors de tournées précédentes aux Etats-Unis. Les Actes du colloque sont publiés par les éditions Klincksieck/Colloques de Cerisy. Ce sont ces 140 films qui ont été donnés au CNC.
Toujours en 1981, Pierre Viot, directeur du CNC et Frantz Schmitt, directeur du Service des archives du film du CNC, chargent Madeleine et l’équipe qui la soutient, de rédiger un Essai de reconstitution du catalogue français de la Star-Film2, suivi d’une Analyse catalographique des films de Georges Méliès recensés en France3. Le CNC qui a encouragé le colloque et qui y participe en la personne de Frantz Schmitt, publie cette analyse - la toute première au monde, reconnue comme un modèle de rigueur méthodologique - en septembre.
La période qui s’étend de 1981 à 2011 s’avère la plus féconde en déplacements dans le monde entier pour montrer l’œuvre : en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique Latine, en Egypte, au Soudan et autres pays d’Afrique, au Moyen-Orient, en Turquie, au Liban, au Japon, à Taïwan… La formule des ciné-concerts avec pianiste et boniments, à la manière « foraine », est une façon de présenter les films, inaugurée par Madeleine dès 1978, avec les spectacles : Méliès tel qu’en lui-même et Les Burlesques de Méliès. Deux expériences de baraques foraines Méliès, l’une itinérante (en France et au Vietnam) et l’autre fixe à la Foire du Trône en 1995, rencontrent aussi un vif succès.
La collection de films augmente encore, Madeleine en projette l’intégralité devant des étudiants en histoire du cinéma et un colloque Méliès, l’illusionniste fin de siècle, est organisé en 1996 à Cerisy en partenariat avec l’université de la Sorbonne nouvelle. En 2002 une grande exposition Méliès est organisée à Paris (les commissaires en sont Jacques Malthête et Laurent Mannoni), une autre en 2008 à la Cinémathèque française, où est projeté, durant plus d’un an, l’ensemble des 196 films retrouvés et ramenés en France par Madeleine.
En 2004, elle vend au CNC sa collection « non-film » de photos, dessins, costumes, objets magiques (plus d’un millier de pièces achetées sur ses deniers personnels4), qui la confie à la Cinémathèque française. En 2011, elle participe très activement au troisième colloque tenu à Cerisy : Méliès, carrefour des attractions, réalise un ouvrage et un coffret de 3 DVD de films numérisés grâce au producteur et magicien Christian Fechner, et donne à la Cinémathèque française les nitrates et éléments de tirage de 77 films 35 mm, tandis que l’association Cinémathèque Méliès, de son côté, donne 144 films à cette institution (les deux listes se recouvrant). Grâce à ces collections « film » et « non-film », la Cinémathèque française crée enfin un Musée Méliès, ouvert en 2021.
Madeleine Malthête-Méliès disparaît en juillet 2018 mais tout son travail, celui de sa famille et de l’association, ont permis à Georges Méliès d’être reconnu comme l’un des pionniers du cinéma dont l’œuvre est la mieux sauvegardée aujourd’hui, permettant de faire évoluer la recherche et de faire découvrir son cinéma au plus grand nombre. La quête de Madeleine Malthête-Méliès a contribué à l’enrichissement du patrimoine cinématographique mondial, faisant d’elle une personnalité incontournable de la préservation du 7e Art.
Remerciements à Anne-Marie Quévrain et Jules Volquemanne
1. Laurent Mannoni, Histoire de la Cinémathèque française, Paris, Gallimard, 2006, chap. « En guerre avec la FIAF », p. 282-301.
2. Jacques Malthête prouva ensuite que la Star-Film est une marque commerciale (déclinée 17 fois par Méliès), et n’est pas une société de production. Méliès produit ses films avec son argent personnel.
3. Ce travail est contrôlé et supervisé par Jacques Malthête, auteur de nombreuses publications académiques non seulement sur l’œuvre de son arrière-grand-père, mais aussi sur Pathé frères, Gaumont, Demenÿ, etc.
4. Laurent Mannoni a inventorié cette collection « non-film » et en a rendu compte dans la Lettre d’information de la Cinémathèque française, n° 2 (mars-avril-mai 2005), p. 3.