Anaïs, 2 chapitres résulte du « collage » de deux documentaires, Anaïs s’en va-t-en-guerre et Anaïs s’en va aimer, réalisés à dix ans d’intervalle. Pouvez-vous nous retracer le tournage et la réception de ces deux films ?
Marion Gervais : Il y a d’abord eu Anaïs s’en va-t-en-guerre, autour du combat d’Anaïs pour monter sa petite exploitation agricole. Un film de 44 minutes que j’ai réalisé seule. Seule dans les champs avec Anaïs, pendant deux ans, à faire le cadre, le son, dans une ambiance assez électrique, parce qu’Anaïs était en colère. Elle menait un combat vital et n’avait pas le temps de rire ! Pour un film aussi petit, il a connu un assez grand succès. Il a d’abord été diffusé sur une chaîne de télévision rennaise [TVR – ndlr], puis a eu de l’écho sur Internet, où il a fini par cumuler plus d’un million de vues. Après ça, j’ai réalisé d’autres films, tout en restant proche d’Anaïs. Nous avons continué à nourrir notre amitié, je prenais de ses nouvelles, je l’observais se battre contre l’adversité et lutter contre une forme de solitude. Quand on a 23 ans et qu’on est seule dans ses champs et sa petite ferme, c’est une existence âpre, rude. Elle s’est passionnée pour les écrits de Henry David Thoreau, qui l’ont beaucoup aidée.
Dix ans se sont écoulés. Quand Anaïs m’a dit qu’elle était amoureuse d’un garçon qui vivait au Sénégal et qu’elle s’apprêtait à mener un combat pour le faire venir en France, j’ai de nouveau eu envie de la filmer. De filmer ce combat. Ce deuxième tournage a duré un an et demi. J’étais heureuse de filmer l’amour, car j’aime filmer les rites de passage. Je voulais également raconter ce que ça voulait dire pour son mari Seydou de débarquer en France du continent africain et d’essayer d’obtenir une carte de séjour. Je voulais mettre du réel sur des choses dont on entend parler dans les journaux mais qui restent abstraites pour la plupart des gens et qui nourrissent les fantasmes des marchands de haine. Le dernier élément essentiel pour moi, c’est qu’au moment du tournage, les présidentielles de 2022 se profilaient, l’extrême droite montait dans les sondages et les fabricants de peur et de haine semblaient s’en donner à cœur joie.
Vous avez ensuite eu envie de réunir les deux films dans un diptyque…
Anaïs s’en va aimer a été diffusé à la télévision puis, un an après, ma productrice Juliette Guigon (Squawk) m’a suggéré de regarder les deux films d’affilée. Je les ai mis bout à bout, avec un carton « dix ans après » entre les deux, et j’ai été très émue. En 1 h 44, on voyait la jeune Anaïs devenir une femme, une amoureuse, parfois une guerrière quand elle se bat pour garder son homme, une secrétaire administratrice afin de remplir toute la paperasse nécessaire au combat qu’elle mène, et enfin une maman. Anaïs, 2 chapitres est donc né grâce à ma productrice et au distributeur La Vingt-Cinquième Heure. J’en suis heureuse car j’ai toujours aimé ces films qui suivent leurs personnages sur plusieurs années. Je trouve ça bouleversant. C’est la magie du documentaire : on observe un être en train de traverser les grandes étapes de sa vie. D’un point de vue ethnographique et sociétal, c’est passionnant.
Quelles sont les différences que vous avez trouvé les plus frappantes quand vous avez revu les deux films à la suite ?
Le premier film est très brut. Ce sont les débuts d’Anaïs dans la vie, mais c’était aussi mon premier film, mon premier combat ! Il est fragile et puissant, comme un premier film, c’est quelque chose qui jaillit des tripes. Le deuxième aussi vient des tripes, mais comme j’avais réalisé d’autres films entre-temps, disons qu’il est plus construit, plus rassemblé.
Quand vous avez rencontré Anaïs la première fois, vous êtes-vous immédiatement dit que vous étiez face à un véritable personnage de cinéma ?
Oui, d’une certaine manière. Même si ce n’est pas forcément au cinéma que j’ai pensé mais à la vie qui émanait d’elle – la vie avec un grand V ! Ce sont ses élans vitaux qui m’avaient frappée. C’est la fille libre que j’ai regardé vivre. Elle ne voulait pas rentrer dans une case ni se soumettre, ne pas tricher avec la vie, ni avec elle-même, ni avec les autres. Après avoir parlé deux heures avec elle, je me suis dit qu’elle avait en elle quelque chose d’éminemment politique, au sens noble du terme. Sans agressivité ni jugement, toujours avec gentillesse, elle nous pousse à nous interroger sur ce qu’on fait de nos vies. Sur le sens de la liberté et sur les compromis que l’on fait. Sur nos peurs aussi.
Votre méthode de réalisatrice a-t-elle changé en dix ans ?
Je m’adapte en fonction de ce que je veux dire et des êtres que je filme. Le dispositif change d’un film à l’autre, selon que je filme les skateurs de La Belle Vie ou le jeune homme de Louis dans la vie. Mais je reste toujours hors champ. Dans Anaïs s’en va aimer, je retrouve au début l’Anaïs du premier film, sa façon de me parler, mais quand Seydou arrive, je me retire.
À la fin du film, on ne peut pas s’empêcher de se demander s’il y aura un troisième chapitre…
Ce qui est sûr, c’est que je ne peux pas m’arrêter là ! Nos tournages, c’était comme une danse, tout était fluide, on se connaît tellement maintenant avec Anaïs qu’on n’a même plus besoin de se parler. Nos vies sont jalonnées de combats, il y aura donc forcément un autre combat d’Anaïs que j’aurais envie de filmer. Mais rien n’est programmé. Ça arrivera quand ça arrivera ! Il n’y a pas d’attente de ma part. L’intensité de l’existence n’est que dans l’instant. Je ne veux pas projeter.
Et que se dit Anaïs quand elle se revoit à l’écran ?
Elle n’a pas encore vu les deux films ensemble. Mais à l’issue de la projection d’Anaïs s’en va aimer, elle et Seydou étaient très émus. Je sais qu’ils sont aussi heureux de laisser une trace pour leur petite fille. Une trace politique. Quand Anaïs dit : « On va appeler notre fille Anouk car elle aura trop de problèmes si on l’appelle Salamata », qu’en pensera Anouk dans vingt ans ?
Anaïs, 2 chapitres
Réalisation, image et son : Marion Gervais
Montage : Solveig Risacher, Ronan Sinquin
Production : Squawk
Distribution : La Vingt-Cinquième Heure Distribution
Sortie en salles : le 11 septembre 2024