Paradis Paris est ce qu’on appelle un film choral, où plusieurs histoires s’entremêlent. Laquelle de ces histoires a germé dans votre esprit en premier ?
Marjane Satrapi : La plupart des histoires du film sont vraies. Elles sont inspirées par des personnes que je connais. Il y a eu dans ma famille quelqu’un qui a été déclaré mort et qui était finalement vivant ; j’ai eu une amie qui voulait se suicider, qui a été kidnappée et qui finalement n’avait qu’une envie : survivre ; la femme de ménage dans le film est colombienne, comme la mienne ; quant au personnage du cascadeur, c’est un peu moi, parce que je suis une tête brûlée… Le film est d’abord né d’une réflexion sur la vie et l’inéluctabilité de la mort. Ce qui nous rassemble tous, nous les êtres vivants, c’est la mort. Quand on finit par comprendre comment vivre, on doit passer l’arme à gauche ! C’est une catastrophe, c’est tragique et très triste, et Paradis Paris est un film sur l’humour que nous impose cette prise de conscience. J’avais également envie, après avoir réalisé quelques films aux États-Unis, de revenir tourner en France et plus particulièrement dans ma ville, Paris. Je voulais souligner sa dimension cosmopolite. Moi-même, dans une journée, je suis obligée de jongler entre trois ou quatre langues, suivant que je parle à mon mari, mes amis ou ma mère ! Nous sommes très nombreux à Paris à parler plusieurs langues. Mais pour vous répondre plus précisément, j’ai commencé par la première histoire qu’on voit dans le film, celle de la cantatrice. Ensuite, il s’agissait d’articuler les histoires ensemble, afin que ça ne devienne pas un film à sketches.
Le film choral est un genre de cinéma. Est-ce que vous l’avez abordé, justement, comme un genre à part entière, avec des codes à respecter ou à détourner, des références en tête ?
Je me souviens très bien de ma découverte de Short Cuts de Robert Altman, que j’avais adoré. Il y a aussi 21 grammes d’Alejandro Gonzáles Iñárritu, qui n’est pas vraiment un film choral, mais qui est déstructuré, comme un puzzle. De manière générale, j’essaye de ne pas faire de références filmiques dans mes propres films. Car de toute façon, je finirai par en faire malgré moi ! J’ai vu des films, et mon inconscient reproduit certaines choses. Mais en revoir certains pour analyser comment ils ont été faits, non. Je sais juste que je n’aime pas ce que j’appelle les « opérations du Saint-Esprit », quand les personnages sont reliés par des liens artificiels, se croisent et se rencontrent pour des raisons auxquelles on ne croit pas.
Le film était-il très structuré dès l’écriture ? Ou le montage a-t-il aidé à renforcer cette dimension chorale, ce sentiment d’être face à un puzzle ?
Il était très structuré. En revanche, il y a bien sûr des différences entre l’écriture et le montage. Je travaille avec Stéphane Roche, qui a monté tous mes films et qui connaît donc ma grammaire. Moi, j’adore couper ! Je n’aime pas les films longs. La plupart des longs métrages ne méritent pas le minutage qu’ils nous imposent.
Paradis Paris est inspiré par des histoires vraies, ancré dans la réalité, et pourtant, il y a une sorte de fantastique diffus qui parcourt tout le film… Pourquoi ce choix ?
J’ai une vision un peu fantastique du monde. Je pense que c’est également une question culturelle. En France, l’esprit est très cartésien. Je viens d’une culture où le fantastique fait partie du réel, où l’on accepte que certaines choses échappent à la raison. Ceci dit, le fantastique dans l’art ne fonctionne que si la base est enracinée – comme je vous le disais, dans mon film, les histoires sont vraies. Si je tourne de la fantaisie, c’est aussi parce que sinon j’aurais l’impression de ne pas faire mon métier. Depuis une vingtaine d’années, il y a une espèce d’incompréhension sur l’art : on attend qu’il soit une imitation de la réalité. Mais l’art ne doit pas être une imitation de la réalité. A minima, c’est une interprétation de la réalité. L’art, c’est une recherche de la vérité à travers le prisme de la beauté. Donc, bien sûr que j’aime magnifier, et qu’il y a une dimension fantastique dans mes films, parce que je vis dans du fantastique. Il y a des aspects que je vois, que les autres ne voient peut-être pas, et qui m’enchantent. Si le cinéma n’est pas plus grand que la vie, alors à quoi bon faire du cinéma ? Même dans Salo ou les 120 jours de Sodome, le plus grand des Pasolini, il y a une dimension fantastique. Et pourtant il n’y a pas un film qui décrit mieux ce qu’est le fascisme.
Est-ce également culturel aussi, cette idée qu’un film sur la mort doive être lumineux, drôle et léger ?
Non, c’est mon choix ! L’idée de la mort m’est tellement insupportable. Que faire face à la conscience de la mort ? Se suicider ou en rire ? J’en ris parce que c’est horrible. Mon humour noir vient de là. Il a toujours été présent dans mon travail, il était déjà là dans Persepolis. J’ai toujours parlé des choses les plus dures avec de la distance. Quand les choses sont vraiment insupportables, soit on en meurt, soit on en rit.
Le film est aussi une déclaration d’amour à Paris…
J’aime tellement cette ville, j’estime qu’y vivre est une telle chance. Aucune ville n’est aussi belle que Paris. Et surtout, c’est la seule ville du monde où il y a autant de salles de cinéma, de spectacles, de concerts… Il y a 300 spectacles par jour à Paris ! Et pas que payants : des gratuits aussi, dans les églises, sur les parvis des mairies… Dans mon film, Paris est représenté par le personnage du cafetier joué par Alex Lutz : il est à la fois infiniment sympathique et infiniment antipathique. Super généreux et pingre de sa personne. Il est tout à la fois. Paris, c’est un peu lui.
PARADIS PARIS
Réalisé par Marjane Satrapi
Écrit par Marie Madinier et Marjane Satrapi
Musique : Pascal Lengagne
Production : Vito Films
Distribution : StudioCanal
Sortie : le 12 juin 2024
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