Mati Diop : « J’ai le sentiment d’être une musicienne qui fait des films »

Mati Diop : « J’ai le sentiment d’être une musicienne qui fait des films »

11 septembre 2024
Cinéma
« Dahomey » réalisé par Mati Diop
« Dahomey » réalisé par Mati Diop Les Films du Losange

La cinéaste franco-sénégalaise a obtenu l’Ours d’or à la dernière Berlinale pour Dahomey, un « documentaire fantastique » comme elle aime le qualifier, sur la restitution par la France d’œuvres d’art spoliées à la République du Bénin. Récit.


Dans le cinéma de Mati Diop, le réel et l’imaginaire ne sont pas des territoires séparés. La parole comme les images circulent dans un espace-temps dont la cinéaste fixe les contours. Ici, le rêve a toute sa place, il contamine un présent de ses sortilèges, étreint des personnages qui refusent d’être dépossédés d’eux-mêmes. On se souvient que dans Atlantique (2019), son premier long métrage, les revenants se mélangeaient aux vivants. La présence de ces fantômes venait pointer du doigt une absence, celle des hommes et des femmes que la tentation de l’exil avait brisés.

L’œuvre de la franco-sénégalaise de 42 ans défie la notion de genre. La forme constamment mouvante donne cette formidable impression que son film est une matière vivante. Si Atlantique pouvait être vu comme un mélodrame hanté, Mati Diop qualifie Dahomey, son deuxième long métrage récompensé d’un Ours d’or à la Berlinale en février 2024, de « documentaire fantastique ».

« Un jour, j’ai fait un choix très clair quant au cinéma que je voulais défendre, explique la cinéaste. Pour mon premier long, j’aurais pu réaliser un énième film français sur le thème de l’adolescence, vaguement atmosphérique – dans la continuité de mon court métrage Snow Canon. Mais justement, après la réalisation de ce court je me suis dit, non… J’ai vraiment autre chose à dire et à défendre. Pour des raisons intimes et politiques, j’ai choisi d’engager mon cinéma à Dakar, en Afrique. Pour quelqu’un qui était très sensible au cinéma fantastique, j’y ai justement trouvé un territoire où il n’y a pas, à proprement parler, de frontière entre le visible et l’invisible, les vivants et les morts… Le surnaturel étant comme constitutif du réel… »   

La voix des déracinées

Dahomey est un documentaire sur la restitution par la France à la République du Bénin de vingt-six œuvres d’art issues des trésors royaux d’Abomey. Des œuvres pillées à la fin du XIXe siècle, qui ont retrouvé leur terre d’origine le 10 novembre 2021. Mati Diop a suivi ce voyage débuté au musée du Quai Branly à Paris jusqu’à Cotonou. La question de la restitution des biens spoliés intéresse la cinéaste depuis plusieurs années, au point d’avoir d’abord pensé à une fiction d’anticipation sur le sujet. L’action se serait déroulée dans un futur plus ou moins proche tant la jeune femme ne pouvait alors imaginer que ce retour ait lieu si rapidement.

 

Rattrapée par le réel, Mati Diop a voulu documenter en images cet évènement. S’immerger dans la conscience des protagonistes, à commencer par les œuvres elles-mêmes et l’une d’elles en particulier, le lot numéro 26, imposante statue de bois et de métal représentant Ghézo, neuvième roi du royaume du Dahomey (Bénin). Grâce à un formidable travail avec l’auteur haïtien Makenzy Orcel, la cinéaste a donné une voix – et une pensée – à cet objet inanimé. Une pensée qui réveille avec elle toutes les fractures d’un déracinement forcé sur lequel s’est bâtie en grande partie la tragédie coloniale. Cette voix non genrée fruit d’un mixage de plusieurs voix d’hommes et de femmes possède une texture étrange, immédiatement envoûtante. « Quel ailleurs m’attend ? », se demande-t-elle. Il y a bien sûr la peur « de ne rien reconnaître », car « tout est si étrange si loin du pays que je voyais en rêve… ».

Récit polyphonique

« Lorsqu’en 2017 la restitution des biens africains a refait surface sur la scène politique française, poursuit la cinéaste, j’ai ressenti un choc, une tristesse aussi. Je me suis rendu compte que la question des œuvres spoliées, de la restitution, était comme restée dans un angle mort de ma conscience. J’avais beau être franco-sénégalaise et particulièrement sensible à la question de l’héritage colonial, force était de constater que mon propre imaginaire était un territoire à décoloniser comme un chantier au long cours. On mesure d’abord l’impact de la colonialité à travers la façon dont elle agit sur les consciences. C’est là que tout se joue. Des barrières qui obstruent l’esprit des gens, les empêchent de rêver, de penser et donc d’agir. Je me suis alors promis d’entreprendre un film pour repousser les limites de mon imaginaire. »

Dans la seconde partie de son film, Mati Diop a réuni au sein d’une université de Cotonou des étudiantes et des étudiants béninois et créé une agora où chacun pouvait partager son point de vue sur cette restitution. Si les officiels évoquent un moment « historique », la jeunesse est plus sceptique sur la réelle portée et signification de cette restitution. L’un d’eux n’hésite pas à parler de « statuettes », parce qu’« il ne ressent rien ! ». « Vingt-six œuvres, c’est une insulte ! », entend-on également. Ce qui fascine ici, au-delà du sujet, c’est la façon dont le cinéma de Mati Diop parvient avec son propre langage à restituer la parole de ses protagonistes. Dahomey est un récit polyphonique qui se termine par une errance nocturne où le surnaturel plane au-dessus des âmes. Mati Diop se souvient alors des cinéastes qui ont façonné son itinéraire cinéphile : John Carpenter ou David Lynch. « Dans ce cinéma-là, le scénario ne dicte pas tout, le film devient dès lors une expérience sensorielle bien plus vaste. J’ai le sentiment d’être une musicienne qui fait des films. »
 

Dahomey

Affiche de « Dahomey »
Dahomey Les Films du Losange

Écriture et réalisation : Mati Diop
Image : Joséphine Drouin-Viallard
Montage : Gabriel Gonzalez
Musique : Dean Blunt, Wally Badarou
Production : Les Films du Bal, Fanta Sy
Distribution France et ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie en salles : le 11 septembre 2024

Soutiens du CNC : Avance sur recettes après réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024)