Michel Hazanavicius : « Je m’étais toujours dit que je ne ferais jamais un film sur la Shoah »

Michel Hazanavicius : « Je m’étais toujours dit que je ne ferais jamais un film sur la Shoah »

19 novembre 2024
Cinéma
La Plus Précieuse des marchandises
« La Plus Précieuse des marchandises » réalisé par Michel Hazanavicius Studiocanal

Avec La Plus Précieuse des marchandises, découvert en compétition à Cannes, le réalisateur de The Artist signe sa première incursion dans le genre animé en adaptant l'oeuvre éponyme de Jean-Claude Grumberg. Il nous raconte le processus de création de ce film d'animation dans lequel il rend hommage aux Justes de la Seconde Guerre mondiale. 


La Plus Précieuse des marchandises marque vos débuts dans l’animation. Cela faisait-il longtemps que vous aviez envie de vous essayer à ce cinéma ?

Michel Hazanavicius : Non, c’est vraiment l’adaptation du livre de Jean-Claude Grumberg qui m’y a conduit. Car elle ne pouvait se faire que de cette manière. J’ai déjà porté un projet d’animation auparavant à destination d’un public plus enfantin, plus familial, mais sans jamais qu’il se concrétise. L’animation prend tellement de temps qu’il faut vraiment que le projet que vous développez en vaille la peine. Or j’ai été bouleversé à la lecture du roman de Jean-Claude Grumberg. Je ne pouvais pas passer à côté. Il se trouve qu’il touche aussi à un domaine qui jusque-là était pour moi de l’ordre de l’intime : le dessin que je pratique en amateur depuis des années. Mais je ne suis en aucun cas un spécialiste de l’animation. J’en consomme comme tout le monde, en simple spectateur.

Quand avez-vous découvert le livre de Jean-Claude Grumberg ?

Avant même qu’il ne soit publié ! Il se trouve que Jean-Claude est le meilleur ami de mes parents depuis qu’ils ont 15 ans ! Nous sommes donc très proches. Un jour, il a envoyé son texte à Robert Guédiguian en lui disant qu’il y avait peut-être une adaptation à en tirer. Robert lui a tout de suite dit qu’il ne saurait pas le faire mais l’a passé à son associé chez Ex Nihilo, le producteur Patrick Sobelman. Et c’est quand ils se sont rencontrés que Jean-Claude lui a glissé que je dessinais et qu’il devrait m’en parler. J’ai donc lu les épreuves avant publication et j’ai eu la sensation d’avoir un classique entre les mains ! Sauf que les grands livres ne font pas forcément de grands films. Ils ne sont pas, loin de là, les plus simples à adapter. Je m’étais toujours dit que je ne ferais jamais de film sur la Shoah, sur la représentation des camps. J’ai pu tourner autour de la question en participant à l’écriture de Tuez-les tous !, un documentaire sur le Rwanda, ou en faisant The Search sur la Tchétchénie. Mais je ne me voyais pas m’en emparer frontalement.

J’ai été bouleversé à la lecture du roman de Jean-Claude Grumberg. Je ne pouvais pas passer à côté. Il se trouve qu’il touche aussi à un domaine qui jusque-là était pour moi de l’ordre de l’intime : le dessin que je pratique en amateur depuis des années.

Qu’est-ce qui vous a décidé à franchir le cap ?

Le fait qu’il s’agisse davantage d’une histoire sur les Justes que sur les camps, un mouvement des ténèbres vers la lumière qui révèle ce que l’homme peut avoir de meilleur. Il y avait vraiment une histoire bouleversante, riche en événements, à raconter. Les outils du conte choisis par Jean-Claude m’ont permis de voir tout de suite des ponts avec le cinéma. Ça ne m’a pas empêché d’hésiter. Mais Bérénice Bejo [l’épouse du cinéaste, NDLR] a trouvé les mots justes pour me convaincre de le faire, pour nos enfants, pour leurs copains…

Était-il évident que vous le réaliseriez seul ?

Oui, car prendre un coréalisateur ne fait pas partie de mes habitudes. Mais montrer mes dessins, faire ce « coming out » n’était pas du tout dans mes plans : j’ai toujours pensé les garder pour moi.

Comment avez-vous travaillé ?

Le travail démarre par l’adaptation, en étroite collaboration avec Jean-Claude. En parallèle, je fais évidemment beaucoup de recherches, je vais à Auschwitz, je relis Primo Levi, je regarde beaucoup de photos, de dessins de déportés… Mais ce qui me nourrit le plus ce sont les discussions avec Jean-Claude, car elles vont m’aider à définir un cap. Il n’a par exemple jamais cessé de me rappeler la dimension « conte » de son livre, le fait qu’on s’adressait aux enfants. Il ne fallait pas les terroriser, les traumatiser. Lorsque, à un moment, j’ai eu la tentation d’être un peu plus didactique sur le mode de fonctionnement des camps, Jean-Claude a su me faire comprendre que je n’en avais pas besoin, que je devais rester concentré sur l’histoire de ce bébé jeté d’un train de déportés par son père et recueilli par un couple de bûcherons en Pologne. Si le public voulait en savoir plus, il pourrait aller se renseigner ailleurs. Il m’a aidé à cadrer les choses.

On dit souvent qu’adapter c’est trahir. Quels sont les grands changements que vous avez opérés par rapport à l’œuvre de Jean-Claude Grumberg ?

Il n’y a pas d’énormes changements. À deux éléments essentiels près. Dans le livre, l’histoire du père qui abandonne son bébé et celle des bûcherons qui le recueillent avancent en parallèle. Moi, j’ai créé un mouvement qui part du conte, qui assume son côté « il était une fois » avant que, petit à petit, la réalité s’immisce dans l’histoire à travers les yeux des personnages. Et j’ai aussi changé la scène des retrouvailles finales entre le père et sa fille. Dans le livre, il lui souriait, elle lui souriait et il repartait. J’ai ressenti le besoin de montrer le rejet de la petite fille, et que le père comprenne à travers les yeux de son enfant ce qu’il est devenu – un être totalement déshumanisé. Cette scène le pousse à choisir de refaire le même sacrifice qu’au début du film.

À quel moment arrivent les premiers dessins ?

Très tôt. Dès le début de l’écriture. Mais ils n’ont pas grand-chose à voir avec ceux du film car il a fallu se confronter avec une industrie, ses usages, ses manières de travailler, que je vais apprendre à connaître au fur et à mesure.

Le fait qu’il s’agisse davantage d’une histoire sur les Justes que sur les camps, un mouvement des ténèbres vers la lumière qui révèle ce que l’homme peut avoir de meilleur, m’a décidé à franchir le cap.

Réaliser un film d’animation a-t-il fondamentalement changé votre manière de travailler ?

Il y a toujours trois temps dans l’écriture de mes films. Le scénario, le tournage et le montage. Pour respecter ce mouvement, une fois l’écriture terminée, j’ai organisé un tournage de quinze jours avec trois ou quatre acteurs, sans décor, sans figurant. J’ai fait un montage du résultat. Et grâce à cela, j’ai eu quasiment à l’image près le film tel qu’on peut le voir aujourd’hui. J’ai élaboré un story-board à partir duquel, pendant des semaines, ceux qui travaillaient avec moi ont pu me questionner sur chacun des plans. Ce qu’on ne fait jamais dans un film « classique ».

Comment avez-vous pensé l’univers graphique du film ?

J’ai cherché à récréer par le dessin cette sensation initiale que j’avais eue de lire un classique. Mon premier mouvement m’a conduit vers les premiers Disney : Dumbo, Blanche-Neige, Pinocchio… Avant de comprendre que cet univers-là était un peu trop rond, trop enfantin pour La Plus Précieuse des marchandises. Alors je suis allé chercher du côté de la peinture classique, de Gustave Courbet, de l’école française de la fin du XIXe siècle, mais je me suis vite aperçu que je n’arriverais pas à la transposer en animation. Et puis, un jour, par hasard, je suis allé à une exposition d’estampes japonaises. Tout le travail sur les aplats de couleurs a été comme un déclic. J’en ai parlé à la petite équipe qui était alors autour de moi et Julien Grande – devenu au fil de l’aventure le directeur artistique du film – a rebondi en me conseillant de regarder le travail d’Henri Rivière, un illustrateur français qui fut une des figures majeures du japonisme. Et c’est en partant de ces œuvres-là que s’est peu à peu construit l’univers graphique du film, en travaillant sur des couleurs un peu désaturées. Je voulais que ce film ait un aspect fragile et ne soit pas dans des couleurs trop criardes.

J’ai élaboré un story-board à partir duquel, pendant des semaines, ceux qui travaillaient avec moi ont pu me questionner sur chacun des plans. Ce qu’on ne fait jamais dans un film « classique ».

Comment avez-vous créé ce que vous redoutiez le plus : les scènes dans les camps ?

C’est en effet là que se situait pour moi l’enjeu graphique principal du film. Premier point essentiel : c’est l’animation qui a rendu la chose possible. Sans quoi je ne m’y serais jamais aventuré. Mais ce n’est pas parce qu’on passait par l’animation que tout était réglé. L’animation permet simplement d’être plus symbolique : quand ce père arrive dans le charnier, dans ce que j’appelle le royaume des morts, j’ai par exemple choisi de passer d’une image animée à une image inanimée. Ces dessins figés symbolisent la mort avec des êtres aux visages inertes comme s’ils étaient recouverts de masques. J’ai aussi toujours voulu mettre des filtres – de la neige, de la fumée… – dans ces scènes pour arriver à une forme d’abstraction. Ma grande crainte était de verser malgré moi dans le tire-larmes. Pour l’éviter, je ne devais jamais prendre les choses de manière frontale. Le maître mot fut la suggestion. Il ne faut jamais perdre de vue que si on montre ce qui s’est réellement passé, c’est insoutenable ! Et que si, pour l’éviter, on montre autre chose, on tombe dans le révisionnisme. La suggestion reste donc la seule clé.

Le regretté Jean-Louis Trintignant prête sa voix au narrateur du récit. Quand est-il arrivé sur le projet ?

Dès qu’on a pris la décision que le narrateur interviendrait dans le film et qu’on resterait fidèle à la forme du conte, du « il était une fois ». Pour moi, ce narrateur ne pouvait être que Jean-Louis Trintignant. D’abord parce que c’est la plus belle voix du cinéma français et qu’elle allait donc épouser à merveille le côté « classique instantané » dont je parlais plus tôt. Mais aussi parce qu’elle est chargée d’une humanité incroyable, fruit de tout ce que Jean-Louis a traversé. C’est la voix d’une vieille âme. Je suis tellement heureux qu’il ait accepté. On a enregistré dès qu’on a pu finir l’adaptation. Et j’ai écouté régulièrement sa voix pendant les quatre années de fabrication qui ont suivi. Il m’a raconté des aspects intimes de son enfance, de la guerre, de l’immédiat après-guerre. On s’est très bien entendus. Il m’avait demandé s’il pouvait intégrer ce texte à son spectacle, je lui avais évidemment dit oui, mais hélas, la maladie l’a rattrapé et il n’est plus remonté sur scène. C’est une rencontre que je n’oublierai jamais.
 

LA PLUS PRÉCIEUSE DES MARCHANDISES

Affiche de « La Plus Précieuse des marchandises » réalisé par Michel Hazanavicius
La Plus Précieuse des marchandises Studiocanal

Réalisation : Michel Hazanavicius
Scénario : Michel Hazanavicius d’après l’œuvre de Jean-Claude Grumberg
Musique : Alexandre Desplat
Production : Ex Nihilo, Les compagnons du cinéma
Distribution et ventes internationales : StudioCanal
Sortie le 20 novembre 2024

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