Comment avez-vous découvert l’écran d’épingles ?
Pierre-Luc Granjon : J’ai réalisé par le passé des films coproduits par l’Office national du film du Canada (ONF) dont est membre la réalisatrice canadienne Michèle Lemieux qui a supervisé l’atelier de formation à l’écran d’épingles organisé par le CNC en 2015. L’écran d’épingles a été créé par le Russe Alexandre Alexeïeff et l’Américaine Claire Parker. Lui était graveur et ambitionnait de faire de la gravure animée. Il ne se sentait pas de travailler sur une plaque de cuivre directement. Ce travail lui aurait pris toute une vie. Ensemble, ils ont donc inventé ce système. À ce jour, il ne reste que deux écrans construits par ces inventeurs en état de marche, l’un est la propriété de l’ONF, l’autre, surnommé l’Épinette par Alexeïeff et Parker, du CNC. En me rendant au Canada, j’avais déjà vu Michèle Lemieux ainsi que le réalisateur Jacques Drouin travailler grâce à cette technique. Par son enthousiasme, Michèle m’avait transmis sa passion. C’est pourquoi quand j’ai su que le CNC avait lancé un appel à candidatures pour proposer à huit réalisateurs de travailler sur l’écran d’épingles, je n’ai pas hésité !
Comment s’est déroulée cette formation ?
P-LG : Nous avions chacun une heure et demie pour tester le matériel. Ce temps, même bref, a stimulé notre intérêt pour cette technique. Difficile cependant de se projeter et de décider de réaliser un film à l’aide de cette technique spécifique. Jean-Baptiste Garnero et Sophie Le Tétour, membres de la direction du patrimoine du CNC, nous ont alors prêté l’écran durant un mois. J’ai ainsi pu signer Le Chien, un court métrage de plus de deux minutes en 2018.
![](https://www.cnc.fr/o/cnc-theme/ckeditor/plugins/templates/templates/images/icons/icon-quote.png)
Yves Bouveret : En animation, la question du narratif est évidemment primordiale mais elle reste intimement liée à la technique. L’idée de travailler à partir de cet écran composé de tous ces tubes avait quelque chose de fascinant. Lorsque vous vous retrouvez face à lui, il en émane quelque chose de fort émotionnellement. Au moment de la réalisation des Bottes de la nuit, Pierre-Luc a ainsi accepté d’ouvrir son atelier pour permettre à des confrères, des professionnels du secteur, des investisseurs ou encore des journalistes spécialisés, de découvrir les premières minutes de son film. C’est émouvant de penser que cet écran imaginé dans les années 1930 par un couple d’étrangers basé en France continue aujourd’hui d’enchanter le cinéma d’animation.
Pourquoi avoir choisi de réaliser Les Bottes de la nuit avec l’écran d’épingles ?
P-LG : Cette technique nécessite de travailler dans le noir avec un seul projecteur qui éclaire l’écran. Cet écran est composé de 277 000 tubes blancs sur lesquels l’ombre des épingles que l’on manipule se projette créant des variations lumineuses en noir et blanc. Le projecteur orienté à 45 degrés par rapport à l’écran offre une ombre harmonieuse dans ses proportions. Cela permet des choses que d’autres techniques ne permettent pas, à commencer par cette facilité à faire disparaître et réapparaître un décor ou un personnage dans un même plan. Avec Les Bottes de la nuit, j’ai essayé d’en tirer parti au maximum. Prenez le plan de l’enfant qui s’éloigne de l’arbre mort, soudain le décor autour de lui disparaît et voilà mon personnage au milieu de la forêt. La fluidité est incomparable.
YB : Cette harmonie se retrouve d’ailleurs dans les intentions même du récit. Dans cette rencontre entre un enfant et une créature au milieu de la forêt, il n’y a aucun antagonisme. C’est une histoire très positive. La forêt souvent associée à la peur est ici appréhendée de manière très douce et heureuse. La technique de réalisation a influé directement sur le récit.
P-LG : Je voulais, en effet, que tous les éléments s’intègrent les uns avec les autres. Il y a cet autre plan où les deux personnages semblent émaner de l’obscurité et apparaissent progressivement à l’image. Si j’avais utilisé des marionnettes, par exemple, cela aurait été plus difficile à réaliser. À noter que l’écran d’épingles impose le format 4/3 que j’ai d’ailleurs respecté ici.
En quoi cette technique a directement influencé l’écriture du scénario ?
P-LG : Au moment de définir les contours de l’histoire j’essaie de laisser l’aspect technique de côté. C’est vraiment au moment de déterminer la composition des plans que celui-ci rentre directement en ligne de compte. Si je fais un film en papier découpé, par exemple, je ne vais pas imaginer des plans où un personnage s’approche de la caméra. Ce genre de grossissement est très difficile à réaliser avec cette technique. Je le disais à l’instant, l’écran d’épingles me permet de faire des images que je ne pourrais pas faire autrement. Cette façon de modeler la lumière et les ombres est assez magique. J’oublie complètement le trait du dessin, je pense d’abord à une forme que je sculpte directement avec la lumière via tous les dégradés de gris…
YB : … Cela permet d’aller vers le merveilleux. Les Bottes de la nuit trouve ainsi une parenté avec Mon voisin Totoro de Hayao Miyazaki.
![](https://www.cnc.fr/o/cnc-theme/ckeditor/plugins/templates/templates/images/icons/icon-quote.png)
![Les Bottes de la nuit](/documents/36995/2323149/Les+Bottes+de+la+nuit+2.jpg/d1a4fdac-1030-39e2-06f7-174c3620dc63?t=1738861846017)
Comment s’est déroulée la production du film ?
YB : Produire un film c’est d’abord une aventure humaine. Je m’intéresse au cinéma de Pierre-Luc depuis plus de vingt ans. Lorsqu’il m’a demandé d’être son producteur pour Les Bottes de la nuit, j’étais forcément ravi. Le fait qu’il soit réalisé à partir de l’écran d’épingles m’enthousiasmait également. Depuis la restauration de l’écran par le CNC, seuls deux films avaient été réalisés en France. Il y avait donc quelque chose d’exceptionnel à se lancer dans ce projet. D’autant que le film comporte des dialogues, contrairement aux autres films réalisés avec cette technique. La portée poétique que permet l’écran d’épingles avec cette variation constante de luminosité incite souvent à des rêveries musicales. Ce n’est pas le cas ici.
P-LG : Parmi les huit cinéastes qui ont bénéficié de la formation, seules Clémence Bouchereau (avec La Saison pourpre) et Justine Vuylsteker (avec Étreintes) ont relevé le défi. J’allais débuter la coréalisation de Léo, la fabuleuse histoire de Leonard de Vinci (2023) quand j’ai écrit le scénario des Bottes de la nuit. Nous avons eu la chance de bénéficier de toutes les aides que nous sollicitions pour le faire. Ainsi dès la fin de mon travail sur Léo, j’ai pu me lancer dans ce nouveau projet. Il m’a fallu un an de travail pour finaliser Les Bottes de nuit, à raison de trois secondes de film par jour.
YB : Tous les dossiers que nous avons déposés ont trouvé un écho positif grâce à la personnalité de Pierre-Luc, la magie de son histoire et la technique de l’écran d’épingles. Je me souviens de cette question lors d’une commission : « Quel sera votre rôle exact dans ce projet ? », « Veiller à ce qu’il n’y ait pas de nuages au-dessus de la tête de Pierre-Luc !» L’écran d’épingles appelait à l’excellence, je voulais entourer Pierre-Luc des meilleurs. De nombreux techniciens expérimentés ont ainsi accepté de nous suivre.
Les Bottes de la nuit est intégré à un programme de trois films distribués en salles par KMBO qui s’appuie sur le film primé au Festival d’Annecy Une guitare à la mer de Sophie Roze qui a reçu le Cristal de l'animation et Cristal du Public de la compétition TV de Annecy…
P-LG : C’est une belle aventure puisque j’étais consultant sur le film de Sophie Roze avec qui je partageais le même atelier. Quand j’ai su que KMBO distribuait son film, j’ai proposé d’y ajouter le mien. Nos deux films partagent une même idée de tendresse, de bienveillance. Ils parlent d’amitié avec l’univers de la forêt en toile de fond. L’équipe de KMBO a été très enthousiaste. Ils ont ensuite ajouté le troisième film, L’Arrivée des Capybaras d’Alfredo Soderguit, pour constituer un programme très cohérent.
Les Bottes de la nuit
![Affiche de « Une guitare à la mer »](/documents/36995/2323149/AFFICHE-GUITARE-%C3%80-LA-MER_resultat.jpg/f5831444-3929-f301-7888-72cfb1c0e107?t=1738861421310)
Scénario et réalisation : Pierre-Luc Granjon
Production déléguée : Yves Bouveret (Am Stram Gram)
Distribution : KMBO
Soutien sélectif du CNC : Aide sélective avant réalisation aux films de court métrage
En salles le 5 février 2025 dans le cadre du programme de courts métrages pour jeune public Une guitare à la mer.
Le programme, récompensé par le Cristal d'Animation à Annecy, destiné aux enfants dès 4 ans, comprend deux autres productions et coproductions françaises qui ont bénéficié du soutien du CNC : L’Arrivée des Capybaras d’Alfredo Soderguit et Une guitare à la mer de Sophie Roze.