Micheline Presle, mort d’une icône discrète

Micheline Presle, mort d’une icône discrète

22 février 2024
Cinéma
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Micheline Presle
Micheline Presle Donation Sam Lévin, Ministère de la Culture (France), Médiathèque du patrimoine et de la photographie, diffusion RMN-GP

Falbalas, Le Diable au corps, Les Saintes Chéries… Tout au long de sa carrière, Micheline Presle a imprégné l’écran, petit et grand, de son mystère. Dernière légende du cinéma d’avant et d’après-guerre, l’actrice, décédée à l’âge de 101 ans, incarnait l’élégance et la discrétion. Hommage.


« En somme, je crois qu’il y a toujours eu en moi la crainte de voir ma personnalité de femme entamée par ma vie de comédienne… », explique Micheline Presle, décédé ce 21 février à l’âge de 101 ans, dans un portrait que lui consacre la RTF en décembre 1958. L’actrice alors âgée de 36 ans seulement a déjà une prestigieuse carrière derrière elle. Pressent-elle alors que le monde, voire les mœurs, du cinéma sont en train de changer et que la modernité implique une vision plus « naturelle » du jeu ? Dans un an, la Nouvelle Vague recouvrira partiellement de son eau vigoureuse et juvénile les vestiges du passé, au nom d’une vitalité dévastatrice. Micheline Presle est alors assise entre deux mondes et refuse de choisir.

Le combat entre les classiques et les modernes n’est pas pour elle. Lorsqu’on lui demandera, bien des années plus tard, ce qu’elle pensait de ce sang neuf faisant feu de tout bois dans le cinéma français, elle saluera sa vigueur tout en pointant sa violence vis-à-vis des cinéastes « qualité française » qui ont accompagné son ascension : Claude Autant-Lara, Marc Allégret, Christian Jacque ou encore Jean Delannoy. Rappelons que Micheline Presle était membre du jury du Festival de Cannes en 1959 qui récompensa d’un prix de la mise en scène Les Quatre Cents Coups de François Truffaut.

Chez Presle, il y avait donc « la vie de comédienne », celle qu’il faut mener sur l’écran et parfois en dehors et celle de la « femme », libre et discrète, qui a toujours refusé de jouer les stars inaccessibles assises sur un Olympe trop brillant. Micheline Presle doit peut-être sa longévité à ce refus de jouer le rôle que son statut réclamait. « Je crois que je préfère être une femme qu’une comédienne. C’est curieux que je dise ça puisque je suis une exhibitionniste… », s’amusait-elle dans ce même portrait de 1958.

Un exhibitionnisme qui n’avait pas besoin d’instaurer une distance pour créer du désir. La technique du cinéma travaillait pour elle. « Si le cinéma d’autrefois faisait rêver, c’était en grande partie grâce au noir et blanc, parce que le noir et blanc ce n’est pas la réalité, c’est vraiment le mystère, chacun y met sa vision personnelle… », expliquait la comédienne en 1996 dans la revue 24 images. Pour étayer son propos, elle évoquait son choc en découvrant pour la première fois le visage de Marlene Dietrich en couleurs dans Le Jardin d’Allah de Richard Boleslawski : « J’ai vu tout à coup une belle femme, mais sans mystère, une belle femme et rien de plus. »

« Je suis toujours la même… »

Avec le temps, Micheline Presle était devenue une présence rassurante, douce et pétillante, à l’image de « l’amie » Danielle Darrieux morte également centenaire. Elle portait en elle le prestige d’un cinéma français qui, de la fin des années 30, traversant l’Occupation, redoublant d’énergie à la Libération avant de se fondre dans le flot de toutes les révolutions artistiques, offrait au-delà des modes un visage éternellement rayonnant. Un éclairage qui n’empêchait pas de sculpter des ombres au sein desquelles se devinait la tragédie. « J’ai une enveloppe qui correspond à mon âge mais à l’intérieur je suis toujours la même… », avouait-elle dans son livre Di(s)gressions (Stock) paru en 2007.

Cet éloge de la fidélité n’a jamais paru feint. Si cette sagesse d’esprit a permis d’éviter toute forme de démesure, certains cinéastes ont su s’en servir pour suggérer sur l’écran un trouble d’autant plus fort qu’il semblait enfoui. Prenons Le Diable au corps de Claude Autant-Lara en 1947, d’après le roman de Raymond Radiguet, l’histoire d’un adultère sur fond de Première Guerre mondiale. Face au jeune et encore inconnu Gérard Philipe, que l’actrice avait réussi à imposer, elle apporte toute la fièvre nécessaire à cette femme jugée « scandaleuse ». Et de fait, le film fit scandale, mais Presle ne regrette évidemment rien. Elle dit pour sa défense : « Je trouve que c’est une chance de faire une fois dans sa vie quelque chose que l’on aime complètement. J’ai aimé Le Diable au corps. J’ai aimé le tourner et je crois que c’est la seule fois dans ma vie de comédienne où j’ai vécu avec un personnage complètement. Quand je sortais du studio, j’étais encore entourée par lui. Je vivais avec lui, je le comprenais bien, je l’aimais comme on aime quelqu’un. Quand j’ai vu le film pour la première fois, j’ai pleuré en regardant l’écran, tellement j’étais bouleversée. »

« Elle offre son visage… »

Micheline est née Chassagne. Le pseudo Presle est venu plus tard. Elle revendique une enfance heureuse dans le Paris vaguement insouciant de l’entre-deux-guerres. Ses parents se sépareront en 1934, marquant pour la jeune fille une première cassure. Micheline, qui est allée au cinéma avec sa grand-mère, a très tôt su ce qu’elle voulait faire de sa vie. Du théâtre d’abord, mais surtout du cinéma. Chassagne deviendra Presle sur le tournage de Jeunes Filles en détresse de l’Allemand Georg Wilhelm Pabst (1939), un patronyme qui n’est autre que celui de son personnage dans le film. C’est avec un double rôle dans Paradis perdu d’Abel Gance (1940) qu’elle gagne ses galons d’actrice. Le film lui permet, malgré l’Occupation, d’imposer son visage et sa personnalité. Micheline Presle vit alors retranchée en zone libre, à Cannes, où s’est regroupée une communauté artistique : Henri Decoin, Marcel Achard, Danielle Darrieux, Michèle Morgan et Louis Jourdan avec qui elle partage l’affiche (Félicie Nanteuil…) et la vie.
Il y aura bientôt Falbalas de Jacques Becker, premier chef-d’œuvre de sa longue filmographie, un drame situé dans le milieu de la mode. Tourné en 1944 dans les fracas de la mitraille, il sortira à la Libération dans un climat d’euphorie. « C’est le film de maman que je préfère, il y a des gros plans d’elle sans amorce. On ne voit qu’elle. Elle offre son visage… », avouait la fille de l’actrice, Tonie Marshall, lors d’une projection du film au festival Lyon Lumière en 2012. Dans Falbalas, Presle semble définir les contours de sa présence à l’écran, mélange de fougue et de malice. « Je ne joue pas moi, Philippe, je ne suis pas comme vous, je ne fais pas un numéro dans la vie… », lance ainsi son personnage avec autorité, manière de rappeler que les minauderies, ce n’est pas son genre.

Le Diable au corps arrive dans la foulée. Alors que le film d’Autant-Lara provoque des remous, se profile un départ pour Hollywood sous la houlette du producteur américain d’origine allemande, Paul Graetz. Un exil, un peu à rebours des autres, les Gabin, Morgan… partis durant la Seconde Guerre mondiale. Sur place, elle rencontre l’acteur et réalisateur William Marshall qu’elle épouse et dont elle aura une fille, Tonie. La comédienne croise les caméras de Fritz Lang (Guérillas), Jean Negulesco (La Belle de Paris), et les regards de John Garfield, Tyrone Power ou Errol Flynn. L’idylle américaine n’est cependant pas une épiphanie artistique. Elle lui aura au moins appris à mesurer la fragilité du « métier » et la versatilité du public.

« J’étais considérée comme une vedette, j’étais très, très populaire, très connue, mais lorsque je suis revenue en France après un contrat de sept ans avec la Fox, je n’existais plus. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas d’explication, c’était comme ça. » dit-elle en 1996 à 24 images.

Avant et après

Revenir, repartir. Des grands « petits » rôles chez Guitry, Madame de Pompadour (Si Versailles m’était conté, 1954) et Hortense de Beauharnais (Napoléon, 1955) et surtout le beau mélo de Jean Grémillon, L’Amour d’une femme (1954), le dernier long métrage d’un auteur incompris. Presle voit la jeune garde s’éveiller et donne les premières répliques à Marcello Mastroianni, Alain Delon, Romy Schneider ou encore Brigitte Bardot. L’actrice enchaîne les films sans tapage. Vedette mais pas trop. Ou plutôt si, mais grâce au petit écran. Elle ne se doute pas que la série Les Saintes Chéries de Jean Becker, portrait d’une famille moyenne française sera un phénomène. « ... Quand on commence à vous béatifier, c’est très dangereux. J’ai vraiment aimé tourner Les Saintes Chéries mais ça risquait d’occulter tout le reste. J’avais fait autre chose avant, je voulais faire autre chose après. »

L’après s’accommode d’une modernité qui la happe naturellement. Philippe de Broca, Jacques Demy, Jacques Rivette, plus tard Paul Vecchiali, Claude Chabrol ou Alain Resnais. Parmi ces rencontres, il y a les cinéastes Jacques Davila, Nelly Kaplan ou Jean-Claude Biette, qu’elle affectionne particulièrement. Une façon pour elle de mettre un peu de lumière sur des auteurs confidentiels, dont les audaces auront permis à la comédienne d’exister autrement. Avec le premier, elle tourne notamment Certaines nouvelles (1980), film émouvant sur la guerre d’Algérie, avec la seconde, le sulfureux Néa (1976), frappé d’une interdiction aux moins de 18 ans à sa sortie. Presle, qui n’est pourtant jamais montée sur des barricades pour défendre des causes, accompagne avec ce rôle fiévreux la libération des mœurs et revendique son féminisme. Dans Saltinbank de Jean-Claude Biette (2003), elle fait figure de bonne fée et d’inspiratrice. « Tu ne devrais pas quelquefois faire du théâtre ? » lance-t-elle à une Jeanne Balibar hésitante. 

Et puis, il y a bien sûr Tonie, la fille chérie, actrice et réalisatrice. « Il fallait qu’elle s’affranchisse de moi, c’était très important. C’était même ce qu’il y avait de plus important pour elle, et pour moi. Elle s’est prise en mains complètement de façon magistrale. », lit-on dans Di(s)gressions. Micheline Presle sera de presque tous ses films : Pas très catholique (1994), Vénus Beauté (Institut) (1999), France Boutique (2003), Tu veux ou tu veux pas (2014). De tous ces « beaux rôles de femme », celui de Pas très catholique était son préféré. Toujours dans Di(s)gressions : « J’étais une femme qui venait de perdre son mari et qui ne savait plus comment elle allait vivre sa vie. Avec cette mort, tous ses repères lui avaient été enlevés. » La mort a d’abord frappé Tonie Marshall, le 21 mars 2020 à l’âge de 68 ans. Micheline Presle a quant à elle terminé sa vie à la Maison nationale des artistes de Nogent-sur-Marne.

En 2004, Micheline Presle recevait un César d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Sur la scène, souveraine, soutenue par des applaudissements nourris et l’émotion palpable de sa fille, elle affirmait : « Je dois ma survie et beaucoup de mes joies à l’intérêt que j’ai toujours porté à toutes ces nouvelles générations de cinéastes, auteurs et metteurs en scène. Cet intérêt m’a été rendu, la balle m’a été renvoyée et si j’existe encore, si je suis avec vous ce soir, c’est grâce à eux, à ces jeunes cinéastes qui m’ont permis de partager leurs aventures. Je suis une “regardeuse”, j’aime l’image, la transmission des idées et des sentiments par l’image. Le cinéma est sans aucun doute la plus belle histoire de ma vie. »