Comment est né ce désir de revisiter la conférence de Belgrade de 1961, qui marque la naissance du mouvement des non-alignés et l’affirmation du « tiers-monde » sur la scène internationale, via les images tournées par Stevan Labudovic ?
Mila Turajlic : Le point de départ du film est ma rencontre avec Stevan Labudovic. Nous avons fait connaissance au Festival international du cinéma d’Alger dédié au film engagé, à une époque où je réfléchissais à un film sur le mouvement des non-alignés. J’avais été invitée à ce festival avec mon premier film, Cinema Komunisto (2010). Le film a beaucoup marqué le public algérien, ce qui m’a amenée à mieux comprendre les liens qui existaient entre l’Algérie et la Yougoslavie, et à quels points ces liens étaient encore présents dans la mémoire algérienne. Le film a gagné le Grand Prix du festival, et j’ai été invitée l’année suivante en tant que membre du jury, alors que Stevan Labudovic était invité d’honneur. C’est l’histoire qui est racontée dans Ciné-guérillas, le film qui sort en parallèle de Non-alignés et qui forme avec lui un diptyque : Stevan Labudovic est très reconnu en Algérie, où on l’appelait « l’œil cinématographique de la révolution ».
D’où vient votre intérêt pour le mouvement des non-alignés ?
Depuis que je fais du cinéma, j’ai envie de revenir sur ce que représentait cette idée du non-alignement. Je me souviens du dernier grand sommet des non-alignés de la guerre froide, qui a eu lieu à Belgrade en 1989, quand j’avais 10 ans. On nous avait fait sortir de l’école pour aller saluer les dirigeants qui arrivaient, et j’en ai gardé un souvenir fort. Je me souviens de l’excitation autour de cette conférence, c’est bien sûr un souvenir d’enfance, mais il y avait quelque chose dans cette énergie qui m’intéressait. D’un point de vue politique, j’étais très intriguée par le fait que j’ai souvent rencontré des gens qui n’avaient aucune idée de ce qu’était le mouvement des non-alignés. Ils n’en avaient jamais entendu parler ! C’est particulièrement le cas en Europe occidentale. Ça a renforcé mon désir de faire un film sur le sujet. Je ne suis pas naïve au point de penser que la Yougoslavie était un pays idéal, ou que le mouvement des non-alignés était un projet idéal. La Yougoslavie était un projet politique, celui d’unir des peuples dans un même pays. Et j’ai grandi dans une famille qui croyait à ce projet. À une échelle internationale, le mouvement des non-alignés exprimait l’idée de solidarité entre les peuples, au-delà des races et des religions. C’est pour cet imaginaire politique-là que je ressens une émotion très profonde.
Vous dites de Stevan Labudovic qu’il est l’auteur d’images qui peuplent votre imaginaire…
Passer par la personne qui a façonné l’image du mouvement me paraissait une bonne façon de plonger les spectateurs dans cette histoire. S’il y a quelque chose qui parle aux gens aujourd’hui quand on évoque les non-alignés, c’est l’image de ces dirigeants réunis. Mais il y a peu de personnes qui connaissent le contexte de la naissance de cette photo. Faire un film sur la façon dont le mouvement a projeté sa vision à travers le cinéma me permettait non seulement de m’interroger sur la naissance de cette idée politique, mais aussi sur la manière dont le cinéma a pu être utilisé comme un vecteur politique pour les grands projets, ainsi que sur le rôle que les médias ont joué à l’époque. Il ne s’agit pas seulement d’un film d’histoire, mais aussi d’un film qui parle du manque d’imaginaire politique contemporain.
Le film s’ouvre sur une citation de Walter Benjamin : « L’histoire se désagrège en images, et pas en récits »…
Walter Benjamin m’a beaucoup aidée à réfléchir à ces questions parce que je me suis retrouvée face à une archive orpheline. Orpheline dans le sens politique. Le tournage de ces images, à l’époque, était motivé par le système politique d’un pays qui n’existe plus, la Yougoslavie socialiste et fédérative. Comment s’approcher d’une archive qui était le vecteur d’une pensée politique qui n’existe plus ? Walter Benjamin m’a fait réfléchir à la façon dont on peut approcher une archive avec des gestes d’archéologue. Comme une excavation.
À la fin du film, vous reconstituez une partie de la conférence de Belgrade, en réussissant à synchroniser les images de Labudovic avec des archives sonores que vous avez retrouvées…
Oui. Les archives dont je dispose sont pleines de lacunes, je ne peux pas prétendre livrer une image complète, mais ce que je crois avoir réussi à faire, c’est réactiver ces archives. On a des bouts d’images, des bouts de son. On n’aura jamais l’image complète, mais on essaie de créer un espace cinématographique où on laisse cette parole s’exprimer.
Non-alignés : scènes des archives Labudovic
Écrit, filmé et réalisé par Mila Turajlic
Produit par Carine Chichkowsky, Mila Turajlic
Montage : Sylvie Gadmer, Mila Turajlic, Céline Ducreux
Compositeur : Jonathan Morali
Sociétés de production : Poppy Pictures, Survivance
En coproduction avec : Restart, Kino
Distributeur : Survivance
En salles le 27 septembre 2023
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation