En 1984, Niels Arestrup, 35 ans, joue le Don Juan de Molière au théâtre des Bouffes du Nord. L’intensité de son interprétation emballe suffisamment les médias pour que la télévision s’invite en coulisses et cherche à comprendre la force qui émane de lui. Quand on lui demande sa principale qualité d’acteur, ou du moins celle sur laquelle il peut s’appuyer en cas de doute, Niels Arestrup répond : « Je sais très bien jouer les mystérieux et les indifférents ... » Il sourit légèrement et précise : « Alors que je ne le suis pas, ça doit tenir à ma timidité… »
Le comédien, qui vient de mourir à l’âge de 75 ans, aura toujours entretenu cette distanciation pour créer une tension entre lui et les autres. De là sûrement cette facilité à lui coller des étiquettes qui, en même temps qu’elles façonnent une légende, font un peu mal. Au choix : tempétueux, volcanique, tyrannique, blessant… Niels Arestrup, catalogué force de la nature, capable par son seul charisme – et sa force physique – de tout renverser. Comme s’il lui suffisait d’être pour paraître intense sur les écrans ou la scène. C’est nier la notion même de jeu, donc de travail. L’acteur, trois fois césarisé et lauréat d’un Molière, ne doit évidemment pas tout à sa seule nature.
Des rêves trop grands
Niels Arestrup est passé par les écoles d’art dramatique, au moment où celles-ci envoyaient valser un certain académisme. Il fait donc partie de cette génération d’acteurs viscéraux à qui l’on a dit de donner tout, tout de suite, sans rien laisser de côté. Formé par la tragédienne d’origine russe basée à Paris, Tania Balachova, chantre du réalisme psychologique façon Stanislavski, il partage des bases communes avec Laurent Terzieff, Jean-Louis Trintignant, Stéphane Audran, Josiane Balasko, Michael Lonsdale ou encore François Berléand…
Tout a commencé pour lui, le fils d’ouvriers à qui la société et l’éducation refusaient d’avoir des rêves trop grands, sur les feux brûlants de Mai-68. Alors que la France bat le pavé et envoie tout valser, le jeune homme devant sa télévision entend parler de théâtre. C’est le moment de tenter l’impossible et de briser un déterminisme social qui colle à la peau.
En 2015, lors d’un exercice de confessions sur un plateau de télévision, il confiait : « Il m’est arrivé de souhaiter la mort de mon père… » Pulsion de ce « fils de rien » qui voit le soir cet homme d’origine danoise, dont les rêves d’Amérique se sont arrêtés à la Gare du Nord, revenir fourbu de l’usine, reportant ses frustrations sur un fiston qui s’est toujours su « non désiré ». L’Amérique de Niels, ce sera le théâtre, puis le cinéma.
On appelle ça le charisme
Cette « Amérique » n’a pas été facile à atteindre. Si le théâtre a tout de suite fait de la place à ce corps massif, le cinéma semble l’avoir un peu regardé à distance, le laissant exister à l’arrière-plan, voire à la marge. Il aura tout de même croisé Claude Lelouch, Yves Boisset ou encore Marco Ferreri, mais il lui aura fallu attendre la cinquantaine pour enfin occuper pleinement le centre du cadre. Jacques Audiard l’imagine en père fragile de Romain Duris dans De Battre mon cœur s’est arrêté (2005) puis en parrain corse effrayant dans Un prophète face à Tahar Rahim (2009). Un César puis un autre. Niels Arestrup est devenu cet homme à la crinière blanche, au nez camus, aux yeux presque transparents, qui porte désormais en lui les habits du naufragé, de celui qui a bourlingué et qu’on écoute avant même qu’il ouvre la bouche. Il est de ceux qui imposent le silence dès qu’ils entrent dans une pièce. « Un fauve », disait de lui Michel Piccoli. On appelle ça le charisme.
Petit et grand écrans : Les Papillons noirs, Capitaine Marleau mais aussi Quai d’Orsay, Diplomatie et Cheval de guerre, film pour lequel il croise la caméra de Steven Spielberg en 2011. L’Amérique en grand. Enfin.
En 2006, la politique lui avait inspiré, lui qui fût Président de la République dans la série Baron noir, son premier film comme scénariste et réalisateur : Le Candidat.
Canaliser ses émotions
Parmi les rencontres décisives, il y a celle avec le metteur en scène Peter Brooks en 1982. Niels Arestrup est à l’affiche de La Cerisaie aux côtés de Catherine Frot, Anne Consigny et Michel Piccoli. Le comédien y apprend à se canaliser, à gérer ses émotions… Chez Tchekhov tout repose sur une impossible attente, dès lors l’explosivité est un contresens. Une leçon mais pas forcément une ligne de conduite. Isabelle Adjani et Myriam Boyer ont témoigné d’accès de violence dans l’exercice de son jeu.
Sur sa route, il y a aussi Chantal Akerman, rencontrée en 1976. Il est le « Il » de Je, tu, il, elle, un camionneur qui prend « Elle » en stop et lui parle de ses désirs, de ses élans du cœur… À l’écouter faire parler sa fragilité supposée, on pouvait deviner que l’acteur cherchait déjà à se défaire d’une encombrante carapace. Pressentiment des emportements à venir. Niels Arestrup qui aura été aussi professeur d’art dramatique et directeur de théâtre regrettait de ne pas avoir assez eu l’occasion de jouer les contre-emplois.
Dans Première, en 2022, le comédien faisait ce constat : « On croit que l’on construit sa vie, sauf que c’est quelque chose d’autre qui s’en charge : vos traumatismes, vos expériences, vos rencontres d’enfance… J’ai quand même pris mon pied. Être acteur, c’est vivre quelques dizaines de vies, mais par petits bouts. Et ne jamais avoir à trop se poser de questions sur la sienne. » Cette capacité à jouer l’indifférence dont il se vantait était donc une manière comme une autre de s’échapper de lui-même, de garder le masque sur son visage le plus souvent possible et ainsi voyager en dehors de ses limites. Quitte à paraître bien mystérieux.