Pourquoi le choix de tourner Les Cinq Diables en 35mm ?
Avec Léa Mysius, nous avons tous les deux un goût pour la pellicule, pour la photo en argentique. L’univers de Léa, pour le moment, est plus « en pellicule » qu’en numérique. La crise du Covid-19 a perturbé le processus de fabrication des Cinq Diables. Le tournage a été décalé et cela a créé des problèmes de budget. On a alors imaginé faire le film en numérique. Après coup, Léa a dit : « Dans ces moments où je devais envisager le film en numérique, je ne le voyais plus. » Ce n’était tout simplement plus le film qu’elle voulait faire.
Ces grands décors des Alpes, ce lac, les visages des acteurs, on avait envie de les voir sur cette pellicule granuleuse, très saturée, assez brillante. Cet équilibre grain-saturation-brillance-contrastes est assez dur à pousser loin en numérique sans que cela fasse trop trafiqué. Bizarrement, il est possible de faire une image beaucoup plus saturée avec du 35mm, les peaux ne s’abîment pas aussi vite qu’en numérique quand on tord le signal.
Le grain de la pellicule accentue l’atmosphère d’étrangeté, de fantastique diffus du film…
On peut contrôler le niveau de grain. Et les essais qui plaisaient à Léa étaient ceux avec ce niveau de grain-là, plutôt fort, qui donnait une image vivante, habitée. On a fait des essais avec des pellicules plus fines, ou avec une surface d’impression plus grande. On a finalement tourné en 2 Perf, c’est-à-dire sur une surface d’impression plus petite, qui divise par deux le métrage consommé – le Scope, en comparaison, se fait en 4 Perf. Cela nous permettait de faire des prises de vingt et une minutes. Un film comme The Place Beyond The Pines (2012) de Derek Cianfrance a été tourné de cette manière. C’est donc un choix économique, mais aussi esthétique. Un choix artistique autant qu’un choix de production. Ce n’est pas tout à fait du Super 35 classique, mais pas tout à fait du 16mm non plus. C’est un niveau de grain qui se situe entre un très bon Super 16 et un 35 un peu granuleux.
Quand des cinéastes comme Quentin Tarantino, Christopher Nolan ou Paul Thomas Anderson tournent en pellicule, cela a valeur pour eux de manifeste. C’est aussi votre cas ?
Ce n’est pas un manifeste. C’est simplement ce qui nous plaisait esthétiquement pour ce film. On sait qu’il y aura un jour un projet de Léa Mysius où on se dira : « Celui-ci, c’est du numérique. » Mais nous voulions vivre l’expérience du 35 sur le plateau des Cinq Diables. Je pense que les outils qu’on utilise ont un impact sur l’image, un impact qui va au-delà des caractéristiques techniques. Quand on tourne avec une caméra 35, il y a un mystère sur le plateau, un fantasme de l’image qu’on est en train de produire, puisqu’on ne la voit pas tout de suite. Ce mystère infuse dans la séquence qu’on est en train de faire. C’est très concret, par exemple, lors du tournage d’une scène de nuit, assez compliquée à éclairer : en numérique, on passe notre temps à ajuster, on se dit : « Tiens, ce projecteur rouge est trop fort, on va le baisser, etc. » En 35 aussi, on fait des réglages, mais pas par rapport à l’image finale, plutôt en fonction du fantasme de l’image finale.
Cela a forcément des répercussions sur le jeu des acteurs…
Le fait que le métrage soit limité par jour (car on avait évalué avec la production un métrage maximum qu’on pouvait tourner quotidiennement), le fait qu’on ne puisse par filmer une matière infinie, crée une concentration différente, notamment chez les acteurs non professionnels. Cela propulse tout le monde dans l’instant. Je me sens rarement aussi présent que lorsqu’il y a de la pellicule qui défile dans une caméra. Présent au monde, présent à ce qui se passe. Cela ne concerne pas que la personne qui tient la caméra, mais toutes les personnes qui sont sur le plateau. Et évidemment les acteurs.
Dans le cas des Cinq Diables, ce « fantasme » d’une image qu’on ne peut pas voir fait écho au thème du film : capturer l’invisible…
Oui, dans l’histoire des Cinq Diables, il y a quelque chose qui était latent et qui est révélé. En 35 aussi, l’image est d’abord latente – c’est le terme employé – avant d’être développée et rendue visible. Dans les notes préparatoires de Léa Mysius, il y avait cette phrase de Bachelard : « Le rêve précède l’existence. » D’ailleurs, le film s’ouvre sur un réveil. Avec la pellicule aussi, le rêve précède l’existence.
Les Cinq Diables
Scénario : Léa Mysius
Photographie : Paul Guilhaume
Avec : Adèle Exarchopoulos, Sally Dramé, Moustapha Mbengue…
Production : F comme Film, Trois Brigands Productions
Distribution : Le Pacte
Ventes internationales : Wild Bunch International
Sortie en salles le 31 août 2022.