Philippe Bachman : « War on Screen propose un état du monde par le cinéma français et étranger »

Philippe Bachman : « War on Screen propose un état du monde par le cinéma français et étranger »

03 octobre 2022
Cinéma
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Le festival War on Screen
Projections, rencontres, ciné-concerts, expositions… : le festival War on Screen explore dans toute sa diversité la question de la représentation des conflits à l’écran SELENITES FILMS - Pierre Louis

Depuis dix ans, le festival War on Screen traite du rapport entre cinéma et conflits à Châlons-en-Champagne (Grand Est). Son fondateur et directeur de la programmation, Philippe Bachman, en explique les spécificités et dresse le bilan d’une décennie de rencontres, de rétrospectives et d’éducation à l’image. Un rendez-vous ancré à la fois dans l’actualité brûlante et dans l’histoire d’un territoire.


De quelle ambition est né War on Screen (WoS) ?

Sa création est partie d’un double constat. Il y a dix ans, il n’existait pas de manifestation cinématographique d’importance en Champagne-Ardenne, aujourd’hui la région Grand Est. Il fallait combler ce « vide » dans le paysage national, inscrire ce territoire dans la géographie française des événements. Ensuite, curieusement, aucun festival au monde n’abordait la représentation des conflits à l’écran autour de l’angle cinématographique. Implanter cet événement à Châlons-en-Champagne était d’autant plus logique qu’il s’agit d’un territoire marqué par le conflit, celui de la Première guerre mondiale, mais pas seulement. Je pense à la bataille de Valmy pendant la Révolution française ou celle des champs Catalauniques entre les Romains et Attila, le chef des Huns. L’idée était donc de transformer un aspect stigmatisant, celui de la guerre, en atout, en force motrice pour le territoire. Le festival est né de ce territoire et est porté collectivement par celui-ci.

Cette thématique du conflit à l’écran s’exprime au sens large au sein du festival…

Absolument. Nous ne sommes pas un festival de géopolitique et encore moins de films militaires. Ce qui compte avant tout c’est le regard de cinéastes posé sur des conflits ou sur des individus confrontés à des conflits. Comment des destins individuels et collectifs subissent ces bouleversements ? Le conflit peut être lointain d’un point de vue générationnel ou géographique, mais aussi réel ou imaginaire. À partir de là, de multiples déclinaisons sont possibles. Nous proposons un état du monde par le cinéma français et le cinéma étranger, tous genres et nationalités confondus, à travers des fictions, des documentaires, des courts ou des longs métrages, des comédies, des films politiques, des films historiques, ou encore des œuvres de science-fiction.

Cette année, vous dédiez deux fenêtres à l’Ukraine et à Hong Kong. Une manière de rappeler à quel point la thématique du conflit est d’actualité ?

Oui, elle est surtout de plus en plus ancrée dans notre quotidien. Hong Kong est une sorte d’exemple de la façon dont se matérialisent les conflits de territoire. Quant à l’Ukraine, nous ne pouvions pas l’occulter de notre programmation, mais le sujet la traverse en filigrane, c’est-à-dire que nous retrouvons les films du cycle « Ukraine : conflit de tous les conflits » dans d’autres focus, comme dans « Rock’n’war » dédié à la musique. Nous programmons Roses.Film-Cabaret, un très beau documentaire signé Irena Stetsenko sur le groupe de cabaret punk ukrainien Dakh Daughters. Il est diffusé à côté de deux films russes consacrés au collectif des Pussy Riot : Pussy versus Putin du duo Gogol’s Wives, deux réalisateurs désormais réfugiés en France, et Pussy Riot : A Punk Prayer de Mike Lerner et Maxim Pozdorovkin. Le conflit ukrainien embrasse différentes thématiques : l’environnement, l’histoire, la musique… Nous voulions des films forts qui témoignent de cette diversité, mais aussi des approches des cinéastes qui s’en emparent. Je pense au film du journaliste Loup Bureau, Tranchées, une immersion auprès de soldats ukrainiens sur la ligne de front en 2021. C’est un point de vue assez unique, car la plupart des films réalisés jusqu’à présent traitent du conflit de 2014, un moment fondateur de la résistance ukrainienne, à la suite de l’annexion du Donbass par la Russie. Ces différents regards permettent d’en comprendre l’évolution.

War on Screen n’est pas un festival de géopolitique ou de films militaires. Ce qui compte avant tout c’est le regard de cinéastes posé sur des conflits ou sur des individus confrontés à des conflits

De manière générale, comment sélectionnez-vous les œuvres programmées ?

Nous présentons à la fois des films de patrimoine et des films plus récents, dont ceux qui sortent ou qui vont sortir en salles. Les films de l’année représentent une proportion plus importante qu’il y a deux ans. J’ai souhaité cette évolution afin de montrer la prégnance du conflit dans le monde actuel. Nous sommes un comité de cinq programmateurs. Chacun a sa spécialité ou en tout cas ses affinités avec le court ou le long métrage, l’aspect rétrospectif, les films pour le jeune public… Nous ne lançons pas d’appels à « candidater ». Nous dénichons les œuvres sur les marchés de film, nous recevons également des propositions. La sélection se construit collectivement. Elle est à l’image de l’ADN de War on Screen : un projet avant tout collectif qui se traduit jusque dans les jurys. Depuis quelques années, les jurys n’ont pas de présidence. Les membres sont sur un même pied d’égalité.

Chaque année, deux jurys de jeunes, un jury lycéen et un jury étudiant, livrent leur palmarès des meilleurs courts et longs métrages
Chaque année, deux jurys de jeunes, un jury lycéen et un jury étudiant, livrent leur palmarès des meilleurs courts et longs métrages Théo Drouadenne

Dans « La Guerre vue par… », vous célébrez Jacques Perrin et Jean-Jacques Annaud, qui est d’ailleurs l’invité d’honneur cette année. En quoi leur cinéma est-il nécessaire à la compréhension des conflits ?

Pour tout vous avouer, Jacques Perrin était convié à cette 10ème édition avant de décéder brutalement. Nous avons donc voulu lui rendre hommage. Le parcours de Jacques Perrin en tant qu’acteur, réalisateur et producteur est marqué par le conflit, à l’exemple de ses rôles dans les films de Pierre Schoendoerffer (La 317ème section ; Le Crabe-Tambour ; L’Honneur d’un capitaine…) ou dans Le Désert des Tartares programmé cette année. Il a d’ailleurs porté la production du film. Jacques Perrin était également investi sur les questions environnementales, et notamment sur les risques de conflit que fait peser le changement climatique. Quant à Jean-Jacques Annaud, cette thématique le taraude de son premier film, La Victoire en chantant, oscar du meilleur film étranger en 1977, d’ailleurs coproduit par Jacques Perrin, à son dernier, Notre-Dame brûle. Il traite le sujet du conflit à l’écran de manière extrêmement variée de la satire à la comédie en passant par le film historique.

WoS traite aussi du conflit à hauteur d’enfant à travers une programmation jeune public. Comment aborder cette thématique auprès des tout-petits ?

Il existe différentes manières : les films classiques bien sûr, et les œuvres d’animation. L’idée est d’évoquer le conflit par des chemins détournés, par exemple à travers la guerre entre animaux… Comment cohabiter avec l’autre ? Comment vivre ensemble sur un même territoire ?  L’objectif est de sensibiliser le jeune public à la question de l’autre, car le conflit touche par essence à l’altérité.

 

Le festival fait également la part belle à d’autres médiums que l’écran…

Oui, nous associons l’image animée à d’autres langages artistiques. Nous proposons entre autres des ciné-concerts, comme cette année le travail de la compositrice et percussionniste Lucie Antunes qui revisite sur une nouvelle bande son électro et contemporaine, La fête sauvage, de Frédéric Rossif. Ce film révolutionnaire du genre animalier ouvre le festival sur la vision d’un monde animal idéal, avant que l’Homme ne vienne lui déclarer la guerre ou l’utiliser pour combattre. Ce ciné-concert est aussi un hommage au compositeur Vangelis qui a signé la musique originale du film, décédé cette année. Outre les ciné-concerts, nous proposons aussi des expositions organisées en partenariat avec des institutions. Cette année, nous célébrons les dix ans du festival avec une rétrospective spéciale.

De quelle manière WoS participe-t-il au dynamisme du pays de Châlons depuis une décennie ?

Le festival compte une centaine de bénévoles. Nous menons également un travail important autour de l’éducation à l’image avec les collégiens, les lycéens et les étudiants de la région. Depuis la création de War on Screen, deux spécialités cinéma ont vu le jour dans les lycées alentour. Pendant le festival, le public peut participer à des ateliers cinématographiques ou de pratique artistique ouverts à tous. Nous avons aussi mis en place un jury lycéen qui remet le prix Lycéen du meilleur court métrage, et un jury étudiant qui livre son palmarès de la compétition internationale longs métrages. WoS, ce sont aussi des programmes à l’année, je pense par exemple à La Fabrique, un dispositif dédié aux jeunes cinéastes et producteurs.

Rendre hommage à la clairvoyance d’artistes qui ont le courage d’aborder des sujets épineux est important tout comme faire découvrir et vivre un territoire autrement

Justement, quel est le rôle de La Fabrique ?

Ce programme est né en 2019 d’un constat : le fait que peu de cinéastes français se saisissent de la question du conflit au sens large. Nous souhaitons stimuler la jeune génération de réalisateurs et de producteurs français tout en les confrontant à la vision de cinéastes émergents d’autres pays. C’est pourquoi, nous nous sommes associés à cinq écoles professionnelles européennes : La Fémis (France), l’université Konrad Wolf de Babelsberg (Allemagne), l’école de Lodz (Pologne), l’ECAM de Madrid (Espagne) et depuis cette année, l’université nationale de cinéma et de théâtre – UNATC – de Bucarest (Roumanie). Les participants candidatent en binôme (un réalisateur et un producteur). Nous en choisissons dix. Ils viennent à Châlons profiter du festival et de ses rencontres professionnelles. Ensuite, ils participent à deux résidences, l’une en octobre, l’autre en décembre. À l’issue, nous sélectionnons cinq duos dont nous soutenons la production des films à hauteur de 15 à 20 000 euros.

Quel bilan tirez-vous des dix années du festival ?

Sa longévité démontre que la thématique cinéma et conflits est bien plus variée que ce qu’elle paraît. Elle tisse sa toile à travers la cinématographie mondiale. Aujourd’hui, près d’un film sur cinq évoque le conflit d’une manière ou d’une autre. C’est impressionnant de voir l’ampleur de la manifestation dix ans après ce qui n’était qu’une simple intuition. Le public répond présent d’année en année. À titre d’exemple, nous faisons 20 000 entrées sur une semaine. Je retiens la venue de cinéastes de cinématographies que l’on présente peu, à l’image du film géorgien et estonien Tangerines de Zaza Urusha, auréolé du Grand Prix chez nous, et qui a poursuivi sa route jusqu’aux Oscars. Nous sommes toujours heureux de dénicher des perles. Je citerai deux autres temps forts, la venue de Bertrand Tavernier en 2019, quasiment sa dernière sortie publique avant sa disparition et celle de Bertrand Blier en 2018, un cinéaste qu’on ne relierait pas forcément à la guerre, qui pourtant l’évoquait en creux dans son premier film documentaire, Hitler, connais pas (1963). Le cinéma peut énormément apporter à la compréhension des conflits d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Rendre hommage à la clairvoyance d’artistes qui ont le courage d’aborder des sujets épineux est important, tout comme faire découvrir et vivre un territoire autrement. 

Festival War on Screen

Le festival WoS est soutenu par le CNC. En lien avec les directions des affaires culturelles (DRAC) du territoire et en complément de l’action du ministère de la Culture, le CNC apporte son soutien à des festivals de rayonnement à la fois local, national et international qui interviennent sur les différents secteurs régulés par le CNC (cinéma, audiovisuel, création numérique...).