Quelles sont les origines d’Être là ?
Le hasard des rencontres. Je participais à des ateliers autour du cinéma au sein du service psychiatrique d’un hôpital de jour. Un patient atteint de maladie mentale essaie de reconstruire un tout à partir de petits fragments de personnalité. C’est du montage. La mise en scène cinématographique peut ainsi être utile pour appréhender ce travail. Lors de ces cours, j’ai rencontré le chef de service du Service médico-psychologique régional (SMPR) de la prison des Baumettes ainsi que les membres de son équipe. J’ai tout de suite eu envie de suivre leur travail au quotidien. J’ai donc passé du temps avec eux, sans caméra bien sûr. Les repérages et l’écriture ont duré un peu plus d’un an, et il m’a fallu en tout trois ans de travail pour mener à bien ce projet.
Comment se fait-on accepter en tant qu’observateur extérieur ?
Dès le départ, il a été convenu que si les équipes acceptaient ma présence, elles s’autorisaient à stopper le projet dès lors qu’elles auraient le moindre doute. C’était un risque à prendre. J’ai donc gagné leur confiance sans caméra, mais aussi celle des détenus... Ces moments d’observation me permettaient aussi d’appréhender ma mise en scène, de réfléchir à la bonne manière de raconter ce que je voyais par le son et l’image.
Un service hospitalier à l’intérieur d’une prison est sous la tutelle du ministère de la Justice, chargé de l’administration pénitentiaire, et de celui de la Santé. Ce qui m’intéressait, c’est tout ce qui concernait le soin et non les conditions de détention.
On entre dans le film par une succession de portes qui s’ouvrent et se referment, suggérant d’emblée une arrivée dans un monde inaccessible...
C’est très bruyant une prison. Il y a ce que l’on croit savoir de la prison à travers les films ou les documentaires, mais c’est autre chose « d’être là ». Il y a un mélange d’émotions : tristesse, sidération... Je me devais donc de resituer cette arrivée. Le début du film donne à voir ce parcours. Se diriger vers le service psychiatrique, c’est effectivement passer neuf portes. Chaque franchissement est un pas de plus vers les entrailles de la prison. Le spectateur devait éprouver lui aussi ce trajet et ressentir ce que cela implique pour les soignants qui le font tous les jours depuis des années.
Obtenir des autorisations pour circuler au sein de la prison était-il aisé ?
Pour des raisons de sécurité, il était interdit de filmer certains endroits, à commencer par ces neuf portes justement. Il a fallu que nous les reproduisions avec un décor. Sophie Sirere, la protagoniste du film [qui est psychiatre, NDLR], a donc joué son propre rôle. En revanche, le son que vous entendez est authentique.
Être là est le récit d’un double enferment, physique et mentale. Comment aborde-t-on un tel sujet ?
L’un des enjeux était de mettre en images ce qui ne peut pas être filmé, à savoir cet échange psychique entre les patients et les soignants. Les psychiatres me l’on dit dès le départ : « Ici nous mettons notre appareil psychique à disposition des patients ! » Il y a un transfert qui s’opère et il est invisible. C’est dans l’écoute que je pouvais essayer de capter cet indicible et donc le mettre en scène. Le visage des soignants est ainsi devenu le paysage du film. À l’image, on ne voit qu’eux, jamais les patients. Dans le regard des psychiatres se dessine cette absence. Dans ce huis clos singulier, les patients sont toujours là, leur voix occupe l’espace et restitue la violence de leur situation. La notion du hors-champ est ici particulièrement importante.
L’univers que vous filmez est de fait, très cloisonné...
Oui, il y a ces portes, ces couloirs... On sent une contrainte permanente. Mais si vous regardez bien, vous verrez que l’on voit très peu d’éléments de la prison. Je fais appel à l’imaginaire du spectateur pour se représenter mentalement les lieux.
En effet, on ne voit jamais l’intérieur de cellules par exemple...
C’était important de respecter l’espace intime de ces patients. Être-là n’est pas un film sur la prison mais sur le soin. Les paroles échangées dessinent l’espace. Certains patients souffrent par exemple de claustrophobie en prison et l’expriment. Je me suis autorisé à faire des plans depuis les fenêtres où se déroulent les séances. L’architecture panoptique d’une prison permet de tout voir et ce quel que soit l’endroit où vous vous trouvez : les murs d’enceinte, la cour de promenade... Les chambres d’hospitalisation n’en sont pas vraiment, ce sont d’anciennes cellules réaménagées. Elles sont très exiguës : 9 m2. Lorsque nous filmions, il pouvait y avoir dans la pièce le patient, la soignante, éventuellement un infirmier, mon preneur de son et moi.
Les mouvements de caméra étaient donc implicitement interdits...
Cette contrainte implique des choix radicaux... Une fois qu’ils sont posés, il faut s’y tenir, se dire que ça va porter ses fruits. Pendant le tournage, il y a eu de gros moments de doute où je me disais en substance qu’il faudrait que j’élargisse un peu le cadre, que j’intègre autre chose à l’image, voire que je fasse un contrechamp... Je n’ai pas flanché, je me suis accroché à ma ligne de conduite de départ. C’est pour ça que la préparation était importante, elle m’a permis de définir des limites claires. Toutes les transgressions sont devenues impossibles. Même quand le doute s’installait. L’imprévu est venu de l’émotion. Il m’est ainsi arrivé d’être submergé par la tristesse, de baisser volontairement la caméra et de couper l’enregistrement. Je ne cache pas cette fébrilité-là. Le montage restitue toutes les coutures du récit.
L’univers de la prison véhicule tout un imaginaire lié au cinéma ou au documentaire. Comment parvient-on à s’en extraire ?
La prison n’étant pas mon sujet principal, je n’étais pas écrasé par une imagerie cinématographique. Je pourrai toutefois citer le film d’Éliane de Latour, Si bleu, si calme, réalisé à la prison de la Santé à partir d’un travail photographique et d’images animées. Mais le film-référence, c’est Persona de Bergman, un huis clos entre une femme qui ne parle plus et son infirmière. Sophie, mon héroïne, a d’ailleurs un côté très bergmanien, une grande droiture.
L’idée du noir et blanc vient de Persona ?
Oui, mais pas seulement. Une des psychiatres m’a dit cette phrase qui m’est restée : « Avec ces patients on ne peut pas être dans la demi-mesure, les choses doivent être claires, c’est noir ou blanc. » Un film c’est un projet esthétique, il ne faut pas en avoir peur. Ce noir et blanc accentuait la dimension héroïque des intervenants. Ces femmes psychiatres portent en elles un idéal, une humanité... Je voulais les détacher du réel. Enfin, le noir et blanc atténuait la violence qui se jouait parfois lors de ces séances.
Parlez-nous de la dernière image du film...
Nous sommes avec Aude Daniel, l’une des soignantes. Elle reçoit un ultime patient et lui dit cette phrase magnifique : « Il y a tellement de choses que l’on aimerait savoir de vous... » J’enchaîne avec un lent fondu au blanc. Nous restons donc sur la pureté de ce message. Nous ne sommes pas sortis de la prison.
Être là
Production : Shellac Sud
Distribution : Shellac