Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir monteuse ?
J’ai suivi des études de cinéma à l’Académie libanaise des Beaux-Arts puis en France, à l’ESRA et à la Sorbonne. Dans la foulée, je me suis retrouvée en stage sur le tournage de La Fille de l’air de Maroun Bagdadi. Et ça ne m’a pas du tout intéressée ! Le stress inhérent à un plateau, le fait que tout le monde bouge tout le temps dans tous les sens... Rien ne me convenait. Mais j’ai eu la chance que Maroun me prenne sous son aile. Il a vu mon malaise et m’a demandé ce que je voulais faire. Et j’ai tout de suite répondu : « Du montage ! » Il m’a alors présenté son monteur Luc Barnier auprès duquel j’ai appris mon métier pendant des années.
Et ce métier vous a séduite tout de suite ?
Comment avez-vous vécu le moment où vous vous êtes retrouvée seule à monter un film ?
J’ai eu la chance d’arriver aux premiers temps du numérique. Pour les débutants, c’était Byzance ! Car on nous faisait plus confiance, on nous laissait prémonter pas mal de scènes. Luc, en particulier, déléguait énormément. Donc quand j’ai monté seule mon premier long métrage, Autour de la maison rose de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, il s’agissait finalement d’un prolongement naturel de mon travail. D’autant plus qu’on se connaissait depuis longtemps avec Joana et Khalil – on avait travaillé sur de nombreux courts ensemble – et qu’il s’agissait d’une première pour tout le monde dans l’équipe, y compris pour le producteur.
Dans les rencontres qui vont suivre, il y a celle avec Abdellatif Kechiche, dont vous allez monter le premier long métrage, La Faute à Voltaire, en 2000. Quel souvenir gardez-vous de cette collaboration ?
Je suis arrivée sur ce projet après un premier montage signé Anick Baly qui a dû s’interrompre pour des problèmes de santé. C’est toujours plus facile ! On arrive en sauveur avec un regard neuf, on a le beau rôle. J’ai adoré travailler avec Abdel. C’est très physique et intense. La Faute à Voltaire ayant été tourné en 16 mm, il y avait moins de matière que sur ses films suivants ! (Rires.) On s’est ensuite retrouvés sur Vénus noire, mais là je suis partie au bout de huit mois. Parce que j’avais le sentiment d’avoir été au bout de quelque chose et qu’on commençait à tourner en rond. Le film avait besoin d’un autre monteur. Abdel demande toujours énormément de propositions et je n’en avais plus assez à lui faire.
En 2007, vous faites une autre rencontre décisive, avec la Japonaise Naomi Kawase sur La Forêt de Mogari. Comment vous êtes-vous retrouvée sur ce projet ?
Je dois cette rencontre à ses coproducteurs français, Celluloïd Dreams, qui m’ont contactée suite à un premier montage qui ne les satisfaisait pas totalement. Jusque-là, Naomi avait l’habitude de monter seule, avec l’aide d’un jeune assistant. On lui a envoyé ma proposition qui lui a plu et elle est venue à Paris pour qu’on travaille ensemble. À partir de ce moment, on s’est retrouvées sur des consultations, puis sur le montage intégral d’un film à partir de Still the Water en 2014 où, pour la première fois, elle m’a parlé d’un de ses projets en amont et m’a donné à lire un scénario. Depuis, ça a toujours été le cas. Naomi est une cinéaste très à l’écoute qui, petit à petit, a pris un réel plaisir à travailler au montage. Même si elle commence toujours par faire un premier montage de son côté avec son assistant avant qu’on travaille vraiment ensemble. Je dois aussi à Celluloïd Dreams d’avoir pu travailler avec Johnnie To sur Election 1 que, là encore, j’ai remonté. Comme il avait aimé mon travail, Johnnie m’a demandé de reprendre Election 2 puis de venir à Hong Kong pour monter entièrement Mad Detective. Un travail passionnant. Car Johnnie laisse énormément de liberté, tout en partant d’un travail très prédécoupé. Avec lui, on est libre dans la contrainte.
Depuis longtemps, vous montez à la fois des documentaires et des fictions. Comment les uns nourrissent les autres ?
Ça change concrètement ma manière de travailler sur les acteurs par exemple. Je deviens très exigeante.
Comment s’est faite la rencontre avec Sébastien Lifshitz sur Les Invisibles en 2012 ?
C’est le producteur Bruno Nahon pour qui je venais de monter la série Ainsi soient-ils qui l’a provoquée. Sébastien avait commencé à monter Les Invisibles avec Pauline Gaillard qui a dû partir sur La guerre est déclarée de Valérie Donzelli, après dix semaines de travail. Car cela a pris plus de temps qu’ils ne l’avaient envisagé au départ.
Vous allez ensuite monter pour lui Bambi qui remporte le Teddy Award du meilleur documentaire au festival de Berlin. Quand vous a-t-il parlé d’Adolescentes ?
Au tout début du projet, alors que nous travaillions précisément sur Bambi et qu’il allait partir en « casting ».
À quel moment ont débuté les discussions sur le montage ?
Sébastien a tourné pendant cinq ans, à raison de vingt ou vingt-cinq jours par an. Très vite, on a décidé de regarder les rushes au fur et à mesure, dès qu’on avait une semaine devant nous. On échangeait plus qu’on ne montait. Au bout des cinq ans, on avait tout vu et projeté énormément de choses sur Anaïs et Emma.
A-t-il été question, face aux 500 heures de rushes, d’en faire une série ?
On s’est posé la question. Car le premier bout à bout faisait douze heures et on ne voyait pas spontanément comment parvenir à un film de deux heures. Mais l’interrogation n’a pas duré longtemps. Car on s’est vite rendu compte qu’il n’y avait aucune dramaturgie de série dans cette matière. Ce n’était pas la grammaire du film. Ce fut alors un exercice de longue durée puisqu’on a travaillé un an sur ce montage. Et il faut remercier la productrice Muriel Meynard de nous avoir laissé cette liberté de travailler dans notre coin, avec une tranquillité inouïe. C’était indispensable, car on savait que le film allait reposer sur peu de choses. Face au personnage dévorant d’Anaïs, il fallait créer les conditions pour faire exister celui d’Emma et maintenir l’équilibre entre elles.
Sébastien Lifshitz explique que vous étiez « la voix de la sagesse » sur Adolescentes, « celle qui était certaine qu’on allait finir par trouver le film ». Cela vous inspire quoi ?
Je n’avais en effet aucun doute qu’on parviendrait à cet équilibre. Certainement parce que je suis moi-même mère d’un adolescent qui est plus proche d’Emma que d’Anaïs. Comme la majorité des ados, je pense. Je savais que le spectateur s’identifierait beaucoup à Emma et que l’équilibre entre elle et Anaïs se ferait naturellement. Mais ce qui est incroyable dans ce projet, c’est la confiance que Sébastien a mise dans ces filles. Et la confiance qu’elles lui ont accordée. Cette sincérité était saisissante dans les rushes.
À quel moment est arrivée la musique dans le processus de montage pour qu’elle n’altère pas le naturel et la sincérité que vous évoquez ?
Sébastien avait choisi dès le départ Stuart Staples, le leader des Tindersticks. Mais quand on lui a donné le film, on était pleinement conscients de ne pas vraiment lui faire un cadeau. Car on ne lui laissait guère de place pour ses musiques, des plages de vingt secondes tout au plus, dans un montage qui était déjà assez abouti, de 2 h 45 environ. Stuart nous a demandé de lui faire confiance. En découvrant le résultat, alors qu’en parallèle il faisait son propre album, on a été bluffés. Stuart a su trouver sa place discrètement sans vouloir chercher à exister à tout prix. Et ce jusqu’à la chanson du générique final. On avait choisi un de ses titres préexistants, dont on aimait la puissante mélancolie. Mais cette idée le contrariait énormément car il avait écrit cette chanson pour quelqu’un qui s’était tué et il trouvait que ça n’allait pas du tout avec ces deux adolescentes. Or on avait besoin d’une chanson pour ce générique, donc on lui a demandé s’il voulait bien nous en écrire une. Il nous a expliqué qu’il n’écrivait une chanson que tous les quatre ans, jamais dans l’urgence. Et puis, un jour, il nous l’a envoyée comme un cadeau. Mais on a bien compris que ça lui avait coûté.
Sur quoi avez-vous travaillé depuis Adolescentes ?
J’ai monté Memory Box de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Tokyo shaking d’Olivier Peyon et True Mothers de Naomi Kawase. Et, en ce moment, je retrouve Sébastien pour une expérience toute nouvelle sur Bambi. Quand on avait monté ce film en 2013, on avait été contraints de se limiter à une durée de moins d’une heure, car il avait été produit en tant que court métrage. Il devait même durer 26 minutes avant que Canal ne nous autorise à faire un 59 minutes. Or la chaîne vient de commander à Sébastien une version longue de Bambi. C’est passionnant de revenir sur un travail préexistant, de régler toutes les frustrations en allant rechercher des choses qu’on avait aimées, en montant cette fin qu’on avait délibérément raccourcie pour tenir la durée exigée…