La Pie voleuse semble opposer deux territoires marseillais, celui autour du Vieux-Port, symbole du tourisme donc de l’essor économique de la ville, et le quartier populaire de l’Estaque, plus au nord… Comment abordez-vous cette dichotomie ?
Robert Guédiguian : Je me souviens d’un texte de Michel Ciment à propos de mon film La ville est tranquille (2000), qui pointait justement cette utilisation de l’espace comme frontières économiques et sociales. Avant La ville est tranquille, tous mes films étaient situés majoritairement dans le quartier de l’Estaque au sein d’un tissu ouvrier et industriel. J’ai pris conscience à ce moment-là que j’opérais une cartographie spécifique de la ville. Dès l’écriture du scénario, j’allais désormais associer à chacun de mes personnages un quartier. Rien de décoratif là-dedans. Où habitent les bourgeois, les couches moyennes, les ouvriers, les immigrés, les transfuges de classes ? Le quartier du Vieux-Port a été investi par les promoteurs immobiliers, quant à l’Estaque, il a gardé sa dimension populaire même si, là aussi, ça tend un petit peu à changer. Je me souviens que dans Les Neiges du Kilimandjaro (2011), toutes les maisons des personnages, bien que différentes les unes des autres, étaient tournées vers le port industriel. La vue que chacun des personnages avait de ces énormes bateaux, avec leurs containers, disait quelque chose de leur statut social. Ce que racontent les murs, les tuiles des toits du quartier de l’Estaque, c’est la mémoire d’un passé ouvrier et industriel… C’est pour cela que j’aime filmer ce lieu si expressif. L’Estaque devient de plus en plus à la mode et l’on voit des gens du spectacle, des journalistes s’installer à côté des habitants historiques. Ce mélange avec la population ancienne s’opère assez naturellement, en bonne entente.
Est-ce que l’endroit de l’action vous oblige à adopter un regard spécifique ?
J’essaie de conserver une unité dans ma mise en scène. Filmer n’est pas naturel au sens propre du terme. Même si je connais les rues de l’Estaque par cœur, que j’y courais enfant, mon approche n’a rien de documentaire. Tout est prémédité : le choix de la lumière par exemple. Il nous arrive même de repeindre une façade… Bref, toutes ces questions obligent à interroger son propre regard. Je revendique la part antinaturaliste de mon cinéma. Tout est stylisé, il y a de la dramaturgie partout. On aime me comparer à Ken Loach. Même si j’adore son cinéma, stylistiquement nous sommes antagonistes. Loach est un vrai réaliste, il tourne ce qu’il voit sur le moment, comme si rien n’était conscientisé. Je suis dans un cinéma théâtral selon la tradition brechtienne.
Diriez-vous toutefois que votre cinéma documente l’évolution d’un territoire, en l’occurrence les quartiers populaires de Marseille ?
Je ne fais pas des monographies sociologiques d’un quartier. La population locale intervient très peu et je ne m’inspire pas directement d’histoires ou d’anecdotes que j’aurais entendues sur place. En revanche, les valeurs véhiculées par mes personnages sont en adéquation avec l’esprit de l’Estaque : la solidarité, l’entraide… Les habitants sont d’ailleurs très soucieux de la façon dont je filme leur ville. Chaque été nous organisons des projections en plein air avec succès. Si je respectais l’évolution sociologique du quartier, dans La Pie voleuse j’aurais par exemple imaginé un plasticien, un journaliste… qui habiterait à côté d’un fils d’immigré algérien ou d’un ouvrier. Ce n’est pas le cas.
En quoi les histoires que vous écrivez ne peuvent s’incarner qu’à Marseille, à l’Estaque en particulier ?
Toutes mes histoires pourraient se situer ailleurs. En France ou à l’étranger sans pour autant changer une ligne. L’Estaque leur donne simplement une forme particulière mais le fond, lui, est universel. Si je tournais à Dunkerque par exemple, les murs, les toits que j’évoquais tout à l’heure seraient différents, donc l’esthétique du film aussi. Deux de mes films ont été numéro un en Finlande. Qu’est-ce qui l’explique sinon l’universalité du propos ? Au moment où nous nous parlons je suis chez moi, à Montreuil. Ce que je vois depuis ma fenêtre ne m’inspire pas. Je n’aurais pas envie de faire un plan à cet endroit-là, je ne saurais pas comment le faire. Ce n’est pas tant que je trouve ça beau ou non, ce n’est tout simplement pas mon langage. À l’Estaque, je revis. Les couleurs m’inspirent. La première fois que j’ai ouvert les yeux de ma vie, j’ai vu ces couleurs, ces matières…
Outre les lieux, il y a aussi les corps. Des corps que l’on retrouve de film en film…
Ces comédiens et ces comédiennes, je les aime. Tout simplement. Ça paraît naïf comme réponse mais je ne pourrais pas diriger quelqu’un avec lequel je n’ai pas d’affinités. La technique d’un acteur ne m’intéresse pas beaucoup, c’est sa part d’humanité que je filme. J’aime Jean-Pierre Darroussin, j’aime Gérard Meylan, j’aime Ariane Ascaride.... J’aime aussi Marilou Aussilloux que je ne connaissais pas il y a encore deux ans et qui joue dans La Pie voleuse…
Vous n’aviez pas filmé l’Estaque depuis 2011 et Les Neiges du Kilimandjaro…
Retourner à l’Estaque est une façon de mesurer l’état de mon cinéma. J’investis à nouveau mon théâtre avec ma troupe. J’observe ce qui reste, ce qui a disparu… Prenez la cimenterie qui sert de décor à mon premier film, Dernier Été (1981). Depuis sa fenêtre, un des personnages l’observe en contre-jour, l’usine crache alors de la fumée, symbole de son activité. Des années plus tard avec Marius et Jeannette (1997), j’ai filmé sa démolition. Mon personnage principal est le gardien du chantier. Ce chantier, c’est le cimetière de la classe ouvrière. Marius refuse d’ailleurs d’y entrer. Aujourd’hui, des personnages de La Pie voleuse pique-niquent sur un coin d’herbe à l’endroit même de l’ancienne usine, sans rien connaître de l’histoire attachée à ce lieu.
Un plan a priori anodin de La Pie voleuse montre le personnage incarné par Jean-Pierre Darroussin en fauteuil roulant descendre une rue de l’Estaque. Le décor qui se dévoile peu à peu montre un horizon spécifique…
On en revient à cette idée du lieu comme élément de langage. J’avais déjà tourné un plan au même endroit. C’était en 2000 dans À l’attaque ! (2000). Dans un mouvement inverse Jacques Boudet montait la rue. Je filme d’abord les pierres du mur… Puis la caméra par un léger mouvement dévoile l’arrière-plan avec ce pont où passe le chemin de fer, promesse de voyages. On devine enfin la mer au fond. Cet endroit n’est pas particulièrement beau mais il est très expressif. Nous avons tourné vers 16 h… Il fallait exprimer la difficulté du personnage à faire ce voyage vers le commissariat, son effort physique…
Quel dialogue entretenez-vous avec votre chef opérateur Pierre Milon ?
Nous travaillons ensemble depuis 2005 et Le Voyage en Arménie. Pas besoin de se parler directement sur la façon de composer un plan. Nous avons défini au préalable des idées générales concernant la lumière et ça suffit. Les repérages se font avec mon directeur de production, Malek Hamzaoui… Il est architecte de formation, né à Marseille, nous sommes amis d’enfance. Sa thèse portait sur les clôtures des habitations de l’Estaque. Je lui envoie une première version du scénario puis nous partons tous les deux faire notre cartographie de Marseille…
La Pie voleuse
Réalisation : Robert Guédiguian
Scénario : Serge Valletti et Robert Guédiguian
Image : Pierre Milon
Production : Marc Bordure et Robert Guédiguian
Distribution : Diaphana
Ventes internationales : Playtime
Sortie le 29 janvier 2025
Soutiens sélectifs du CNC : Aide à la création de musiques originales, Aide à l’édition vidéo (aide au programme éditorial)