Au cours des années 70, Louis Malle a choisi de quitter la France, las des polémiques ayant accompagné les sorties du Souffle au cœur, qui traitait de l’inceste, et de Lacombe Lucien, portrait d’un jeune homme désœuvré qui bascule peu à peu dans la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale. Il a mis le cap sur les États-Unis où il tourne six longs métrages avant que, là encore, le tollé provoqué par l’un de ses films (Alamo Bay avec Ed Harris, qui dénonçait le racisme dont étaient victimes les Vietnamiens fraîchement débarqués au Texas) ne l’incite à revenir dans son pays natal. Ce retour sera triomphal. En puisant dans ses souvenirs d’enfance sous l’occupation nazie – où il a vu l’un de ses camarades juifs arrêté avant d’être déporté – il remporte le Lion d’or à Venise et triomphe en salles avant de recevoir une pluie de César au printemps 1988 pour Au revoir les enfants.
Son film suivant est donc particulièrement scruté. Louis Malle décide de se plonger dans la France de mai 1968 et commence à développer une histoire réunissant une pléiade de personnages dans le sud-ouest de la France, à des centaines de kilomètres des événements médiatisés de la capitale. Ce fameux « regard éloigné » tel que l’a théorisé Claude Lévi-Strauss dans un livre publié en 1983. Louis Malle se lance dans un traitement et, bloqué au bout d’une quinzaine de pages, contacte son ami de longue date Jean-Claude Carrière pour qu’ils finalisent le scénario à quatre mains. Carrière a déjà collaboré avec lui sur Viva Maria ! (pour lequel il a aussi signé la célèbre chanson Ah ! les p’tites femmes de Paris) en 1965 et Le Voleur en 1967. Il se trouve qu’en mai 1968, de retour d’un Festival de Cannes interrompu au bout de neuf jours (dont Malle était président du jury et où était présenté Taking Off de Milos Forman, écrit par Carrière), les deux hommes avaient sillonné la capitale en voiture, alors que le cinéaste rentrait de plusieurs années passées en Inde. Pas pour filmer, mais pour observer, écouter, comprendre ce qui se passait et engranger des souvenirs.
Ces moments ressurgissent quand les deux hommes choisissent de développer Milou en mai comme une variation de La Cerisaie d’Anton Tchekhov, avec cette idée d’un ébranlement des valeurs traditionnelles, emportées par le vent de Mai-68, dans un cousinage avec le Zazie dans le métro de Raymond Queneau (adapté au cinéma par Malle en 1960) pour cette idée d’un événement extérieur – une grève de métro dans Zazie, une France entièrement paralysée dans Milou en mai – qui vient bouleverser le cours de la vie des personnages. Clin d’œil qui se retrouve dans le choix de l’interprète de la petite-fille de Milou, cette enfant à travers le regard de laquelle le spectateur suit l’intrigue : Jeanne Herry (fille de Miou-Miou et future réalisatrice de Pupille), aux faux airs de Catherine Demongeot qui campait Zazie. Mais une autre ombre majestueuse plane sur Milou en mai, celle de La Règle du jeu de Jean Renoir. « Le cinéaste que j’admire le plus et dont modestement, j’ai tenté de retrouver l’ironie et l’ambiguïté » déclarait, à la sortie du film, Louis Malle, qui organisa d’ailleurs avant le début du tournage une projection du chef-d’œuvre de Renoir à tous ses comédiens.
Milou en mai met en scène les échanges très animés, au sein d’une famille bourgeoise de province, pour le partage de l’héritage de l’aïeule de la tribu. Pour Malle, issu d’une grande famille d’industriels, c’est l’occasion de quelques tacles vengeurs. C’est aussi lui qui a eu l’idée du cadre de l’intrigue – la mort de la vieille dame, les questions d’héritage et de maison à vendre qui en découlent – inspiré par son souvenir des Dernières Vacances de Roger Leenhardt, sorti en 1948.
Malle et Carrière écrivent avec en tête dans le rôle-titre Michel Piccoli, qui sort tout juste de Y’a bon les blancs de Marco Ferreri et accepte avec enthousiasme ce qui restera l’un des derniers grands rôles de son immense carrière avec le peintre de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette. Malle envisage le reste de la distribution comme une troupe de théâtre, exigeant de tous qu’ils soient présents tout au long du tournage, au château de Calaoué, à Saint-Lizier-du-Planté dans le Gers. Et quand Isabelle Huppert, envisagée pour jouer la fille très BCBG de Milou, lui dit qu’elle devra rentrer régulièrement sur Paris, le cinéaste lui explique qu’il s’agit d’une condition sine qua non et décide finalement de faire appel à Miou-Miou, dans un rôle à contre-emploi de ses personnages habituels. Autour de Michel Piccoli et Miou-Miou, Malle réunit un casting hétéroclite : Paulette Dubost, Michel Duchaussoy, Dominique Blanc, François Berléand (déjà présent dans Au revoir les enfants), la débutante Valérie Lemercier – que le grand public vient tout juste de découvrir à la télé dans Palace – ou encore Bruno Carette dans ce qui restera comme son unique grand rôle. Le comédien décédera en effet soudainement en décembre 1989, à seulement 33 ans, quelques semaines avant la sortie en salles de Milou en mai - qui lui sera dédié.
Louis Malle réunit tout ce petit monde avant le tournage pour des répétitions, qu’il double avec celles qu’il fait avec Renato Berta, son directeur de la photo (césarisé) d’Au revoir les enfants. À la fois pour créer un clan chez ses comédiens qui rendra crédible cette famille explosive, mais aussi parce qu’il redoute les scènes de repas dont il n’a pas l’habitude. Sur le plateau, dans une ambiance de travail joyeuse, Malle tiendra à un respect rigoureux du texte et de tout ce qu’il a calé en amont.
Le montage de Milou en mai est confié à Emmanuelle Castro, lauréate d’un César pour Au revoir les enfants. Et pour la musique qui constitue un personnage à part entière du film, Louis Malle décide de faire appel au violoniste de génie Stéphane Grappelli, dont on avait pu entendre certains morceaux chez Jacques Deray (La Piscine) ou Martin Scorsese (New York, New York), mais qui n’avait jusque-là signé qu’une seule bande originale de films, celle des Valseuses de Bertrand Blier. Pour l’occasion, Grappelli est accompagné par deux guitares et une contrebasse. Avec Louis Malle, il va peaufiner le travail pendant toute la phase du montage images, règle à la seconde près le début et la fin de chaque morceau en accélérant ou ralentissant le tempo, en ajoutant ou retranchant quelques mesures.
À sa sortie en salles, Milou en mai rencontrera son public en réunissant 1,3 million de spectateurs. Et il décrochera quatre nominations aux César : Michel Piccoli (meilleur acteur), Miou-Miou (meilleure actrice), Michel Duchaussoy (meilleur second rôle masculin) et Dominique Blanc qui remporte le trophée du meilleur second rôle féminin face notamment à la Catherine Jacob de Tatie Danielle. Louis Malle recevra de son côté le David di Donatello (l’équivalent italien des César) du meilleur réalisateur étranger. Il signera deux autres longs métrages, Fatale (1992) et Vanya, 42e rue (1994), avant de s’éteindre en 1995, à seulement 63 ans.