C’est l’histoire du naufrage d’un homme, une nuit d’orage. Mais c’est aussi celle d’une renaissance et d’un récit initiatique magnifiés par le coup de crayon et l’imagination du cinéaste d’animation néerlandais Michael Dudok de Wit. Cette réflexion sur l’existence humaine et le pouvoir de la nature est née un beau jour d’hiver d’un courrier inattendu envoyé de Tokyo avant de prendre vie en France sous la houlette des animateurs du studio Prima Linea Productions à Angoulême.
Aventure franco-japonaise
Novembre 2006. Dans sa boîte mail, Michael Dudok de Wit trouve un courriel mystérieux du studio d’animation japonais Ghibli (Mon voisin Totoro, Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro…). On lui demande l’autorisation de distribuer Father and Daughter (2000), son court métrage oscarisé sur le territoire nippon, et surtout de réfléchir à la création d’un long métrage de son choix. À 63 ans, Michael Dudok de Wit a depuis longtemps en germe l’histoire d’un homme sur une île déserte. Déjà tout jeune, les grandes épopées homériques et les récits de voyage à la Jules Verne le captivaient. Et cette figure de l’île imaginaire exerce sur lui une fascination prête à être enfin couchée sur du papier. Michael Dudok de Wit saute le pas. À l’époque, les directeurs du studio Ghibli, le réalisateur Isao Takahata (Les Tombeaux et les Lucioles) et le producteur Toshio Suzuki, lui laissent plusieurs mois pour écrire le scénario. Le cinéaste part en repérage sur une île perdue dans l’océan Indien. Il loge chez l’habitant pendant dix jours. Loin des clichés de carte postale, il capture avec un appareil photo en guise de stylo chaque micro-détail de l’environnement qui l’entoure, des nuances de ciel à la faune miniature en passant par les variations de lumière sur les nuages.
De retour de son périple, Michael Dudok de Wit livre une première version du scénario. Les sociétés de production françaises Wild Bunch et Why Not Productions rejoignent l’aventure. Le cinéaste effectue des dessins préparatoires et se lance dans l’animatique – version simplifiée du film dessinée avec des images fixes sans mouvements. Mais sa mise en récit ne le satisfait pas. « Il restait des nœuds que je n’arrivais pas à défaire », confie-t-il à la revue Positif à la sortie du film. Le producteur Pascal Caucheteux (Why Not Productions) lui propose de rencontrer la cinéaste Pascale Ferran (Lady Chatterley, Bird People…). Nous sommes au printemps 2011. La réalisatrice découvre la méthode originale de son confrère néerlandais : dessiner avant d’écrire. Pour son épopée initiatique, Michael Dudok de Wit tient notamment à scénariser l’histoire d’une fusion amoureuse. Sur l’île déserte, son protagoniste fait la connaissance d’une imposante tortue rouge qui se métamorphose bientôt en une jeune femme à la longue chevelure rousse… De cette rencontre, puis idylle, naît un enfant. C’est ensemble que le duo développe davantage les personnages de la mère et du fils du naufragé.
Conte écologique
Plusieurs mois plus tard, l’île fictive prend progressivement forme, bien loin de l’océan, puisque c’est le studio Prima Linea Productions qui est choisi pour donner vie à l’imagination du cinéaste dans ses locaux d’Angoulême. Dans sa recherche d’esthétique, Michael Dudok de Wit privilégie l’épure et le minimalisme en métaphore de la solitude de son personnage. Empêché à plusieurs reprises de s’échapper de l’île, d’abord par une force invisible venue de la mer, puis par l’imposante tortue rouge, l’homme est condamné à entamer un long périple de résilience dans lequel il apprend à apprivoiser sa condition en solitaire puis en famille. Coupés du monde, les personnages évoluent en autarcie dans une nature vierge de toute civilisation humaine. La seule trace qui s’y rapporte se résume à une bouteille à la mer retrouvée échouée sur la plage. Les photographies et les vidéos rapportées par le cinéaste néerlandais lors de ses repérages se révèlent précieuses pour l’équipe d’animateurs dirigée par Jean-Christophe Lie qui a notamment co-réalisé le long métrage animé Zarafa avec Rémi Bezançon. Elle a pour mission de créer les décors, et notamment de retranscrire un environnement que l’on ne retrouve sur aucune île réelle – un mélange de bambouseraies, de rochers blancs et de désert de sable. Fidèle à sa technique de dessin au fusain et à l’aquarelle qu’il affectionne par-dessus tout pour son rendu granuleux à l’image, Michael Dudok de Wit esquisse sur papier les décors de son film. Ils sont ensuite scannés puis colorisés avec l’aide du logiciel Photoshop. La 3D numérique a été utilisée pour deux éléments : le radeau et le personnage de la tortue. Mais par la suite, chaque dessin est retravaillé pour obtenir un rendu 2D.
Récit hors du temps, La Tortue Rouge déroule une vie entière sous les yeux du spectateur. Michael Dudok de Wit y résume le cycle implacable de la vie en abordant des thèmes universels qui jalonnent l’existence humaine, de la naissance à l’amour en passant par la culpabilité, l’adversité ou encore la mort. « L’être humain a tendance à s’opposer à la mort, à avoir peur de la mort, à lutter contre et ceci est très sain et naturel. Et pourtant, simultanément, on peut avoir une compréhension intuitive très belle qu’on est la vie pure et qu’on n’a pas besoin de s’opposer à la mort. J’espère que le film transmet un peu ce sentiment », souligne-t-il au magazine Positif. Épopée humaniste, La Tortue Rouge est aussi un conte écologique dans lequel le cinéaste donne une large place à la nature. Il fait d’elle un personnage en soi avec ses humeurs et ses tourments. On retrouve ainsi l’influence du studio Ghibli dans cette dimension animiste chère aux traditions nippones. En la présentant tantôt hostile et bienveillante, violente et féconde, Michael Dudok de Wit rappelle la vulnérabilité de l’Homme face aux forces de la nature. Une manière de ramener aux fondamentaux de l’existence, notamment quand un tsunami ravage tout sur son passage.
Poésie muette
Dans la lignée de ses courts métrages d’animation, le cinéaste néerlandais choisit de scénariser une histoire sans dialogues. Pour pallier l’absence de paroles, le film investit le langage du corps et recourt aux métaphores pour traduire les pensées des personnages. Œuvre contemplative, La Tortue Rouge mêle les bruits du vent, le souffle des vagues, le crépitement de la pluie et le chant des oiseaux à la partition musicale du compositeur Laurent Perez Del Mar (Loulou, l’incroyable secret, Pourquoi j’ai pas mangé mon père…). Quand celui-ci rejoint le projet, le film en est déjà à l’étape du montage. Michael Dudok de Wit souhaite que la musique soit composée après l’animation afin de laisser la gestuelle et les comportements des personnages avoir la primauté sur l’émotion. Une seule rencontre entre Laurent Perez Del Mar et Michael Dudok de Wit suffit à provoquer l’alchimie. Le soir-même, le compositeur écrit le thème du film, l’enregistre le lendemain et le soumet au réalisateur. Banco. Laurent Perez Del Mar travaille ensuite en parallèle du montage pour trouver le rythme adéquat entre musique et silence. Il utilise de nombreuses pièces de bois en guise de percussions. Certains sons sont réalisés notamment avec des feuillages de bambous, qu’il a choisis et cueillis lui-même. Une façon à nouveau d’allier tradition et modernité, un registre cher au cinéaste néerlandais.
Le film sort en France le 29 juin 2016, soit dix ans après l’appel inattendu du studio Ghibli. Succès critique, il est primé la même année dans la section Un certain Regard au Festival de Cannes. Hors de l’Hexagone, La Tortue Rouge séduit également puisque le film se place sur le podium des œuvres d’animation françaises ayant cumulé le plus d’entrées en 2017 derrière Ballerina et Les As de la jungle - le film. « Après Father and Daughter, Michael, en tant que réalisateur, a une nouvelle fois réussi à dépeindre une vérité essentielle de la vie. De manière épurée, profonde, et de façon tellement intense, dira le désormais regretté Isao Takahata à la sortie du film. C’est là un exploit qui a quelque chose de prodigieux ».
LA TORTUE ROUGE
Scénario : Pascale Ferran, Michael Dudok de Wit
Production : Wild Bunch, Why Not Productions, Studio Ghibli, Belvision
Animation : Prima Linea Productions
Musique : Laurent Perez del Mar
Montage : Cécile Kélépikis
Distributeur : Wild Bunch Distribution
Ventes internationales : Wild Bunch International
Soutien du CNC : Avance sur recettes après réalisation / Aide sélective à la distribution (jeune public)