L’histoire du Sauvage commence par un voyage. Un voyage que fait Jean-Paul Rappeneau au Brésil, au début des années 1970, où il a été invité à présenter son dernier film en date, Les Mariés de l’an deux. Là-bas, le cinéaste va découvrir des paysages, une atmosphère, qui vont donner naissance à l’idée du Sauvage, l’un de ses plus beaux films, une comédie d’aventures romantiques ébouriffante. Lors de cette excursion brésilienne, Rappeneau est ébahi par São Paulo, une « mégalopole violente, surpeuplée, striée d’autoroutes urbaines », comme il le racontait à la Cinémathèque française en 2011, à l’occasion de la restauration de son film. « Quand on quitte la ville et qu’on descend vers la côte, poursuivait-il, on arrive à Santos, le port. Là, on voit une île à quelques centaines de mètres du rivage. J’ai demandé à y aller et je me suis retrouvé dans une jungle luxuriante, un paradis terrestre comme sorti d’un tableau du Douanier Rousseau. » De ce contraste entre l’enfer urbain et la nature idyllique va naître l’envie de dresser le portrait d’un homme en quête de solitude, un « sauvage » moderne faisant l’aller-retour entre la rudesse de la vie continentale et un havre de paix perdu en pleine mer.
De retour à Paris, le réalisateur commence alors, en compagnie de sa sœur Élisabeth et de Jean-Loup Dabadie, à broder autour d’un argument de screwball comedy, façon New York-Miami, où le sauvage du titre serait obligé de cohabiter avec une jeune femme, en une sorte de huis clos tropical. Dans le rôle-titre, Jean-Paul Rappeneau verrait bien un acteur américain. Pourquoi pas Elliott Gould, qu’il a tant apprécié dans MASH (1970) et Le Privé (1973), deux films de Robert Altman ? Mais le producteur Raymond Danon ne souhaite pas engager une vedette étrangère : il tient à faire « un grand film français avec de grands acteurs français ». Rappeneau va donc frapper à la porte d’Alain Delon. Mais, après avoir lu le script, l’acteur du Samouraï (1967) oppose un non ferme et définitif. « Il m’a dit : “Vous me voyez grimper aux arbres, faire ma petite cuisine avec mon petit poisson ?” », se souvient le cinéaste dans les bonus du Blu-ray, tout en soulignant avec amusement qu’il n’y a aucune scène dans le scénario où le personnage du « sauvage » grimpe aux arbres…
Échappée belle
Le deuxième nom sur la liste est celui de Jean-Paul Belmondo. Mais celui-ci insiste pour donner la réplique à sa compagne Laura Antonelli, et Rappeneau n’a aucune envie de se répéter en reformant le couple des Mariés de l’an deux. L’option Lino Ventura est vite écartée, on sait l’acteur peu friand d’histoires d’amour. Le troisième choix – Yves Montand – sera le bon. L’acteur adore en particulier le titre du film, se réjouissant d’avance de voir les affiches proclamer : « Yves Montand est le Sauvage » ! Mais malgré cet enthousiasme initial, les relations avec Jean-Paul Rappeneau lors du tournage ne seront pas toujours au beau fixe, Montand se montrant parfois vexé d’être passé après Delon et Belmondo, et se plaignant à l’occasion de n’être là que pour « servir la soupe à la petite ». « La petite », c’est bien sûr Catherine Deneuve… Jean-Paul Rappeneau la connaît bien, pour l’avoir dirigée dans son premier long métrage, La Vie de château, en 1966. Il adore sa vivacité, la rapidité de son débit, qui rappelle ceux de Rosalind Russell, Katharine Hepburn ou Claudette Colbert dans les grandes comédies d’Howard Hawks ou Frank Capra. Pour Yves Montand, l’actrice va se révéler parfois dure à suivre. Lors du tournage d’une scène sur un ponton, où il est censé lui courir après, l’acteur demande au réalisateur, entre deux prises : « Est-ce qu’elle pourrait courir un peu moins vite ? »
Finalement, ce ne sera pas le Brésil qui servira de toile de fond aux scènes continentales, mais le Venezuela : Caracas remplace São Paulo pour les séquences urbaines de course-poursuite au début du film. Jean-Paul Rappeneau part en repérages dans la mer des Antilles, étudie plusieurs îles, Sainte-Lucie, Saint-Vincent, Grenade, mais n’arrive pas à trouver le décor idéal. L’île du Sauvage sera donc composite, un agrégat de différents lieux. La plage où est située la maison du héros se trouve ainsi aux Bahamas, tandis que la jungle et la montagne derrière la maison sont filmées au Venezuela. « L’île vue du ciel quand Nelly y arrive en hydravion est l’une des îles Vierges au nord de Porto Rico, détaille le cinéaste, et l’île vue de la mer quand Martin y arrive en bateau est celle de Port-Cros, au large d’Hyères. La scène du potager cultivé à flanc de colline par Martin nous posait problème. Où tourner cela ? Là encore, c’est une géographie imaginaire : des plans ont été tournés au Venezuela et les contrechamps aux Bahamas. Les plans généraux du potager, eux, ont été tournés dans les jardins ouvriers de Saint-Cloud, le long de l’autoroute de l’Ouest. Trois pays dans une séquence de 30 secondes avec un dialogue ininterrompu entre les deux personnages ! » Le grand chef opérateur Pierre Lhomme se charge de raccorder la lumière entre ces trois lieux situés à des centaines ou des milliers de kilomètres de distance. On n’y voit bien sûr que du feu.
Un beau jour, à l’aéroport de Caracas, Yves Montand complique sérieusement la journée de travail de Jean-Paul Rappeneau : il refuse que son personnage coure pour attraper son avion ! Catherine Deneuve, devant lui, cavale-t-elle encore trop vite ? Il finira par inventer une démarche unique, à mi-chemin entre la marche et la course, comme un compromis entre ses exigences et celles de son metteur en scène… Les tensions entre les deux hommes se dissiperont après le succès du film, qui réunit plus de 2,3 millions de spectateurs en salles. Ils se font la promesse de faire un nouveau film ensemble, sans animosité cette fois-ci – promesse tenue avec Tout feu, tout flamme, en 1982. Jean-Paul Rappeneau a depuis raconté qu’Yves Montand était par la suite retourné sur le fameux ponton du film, aux Bahamas, en souvenir du Sauvage, pour repenser à ce personnage de misanthrope amoureux, à ce rêve d’échappée belle qu’il exprimait.
Le Sauvage
Réalisation : Jean-Paul Rappeneau
Scénario : Jean-Paul Rappeneau, Élisabeth Rappeneau et Jean-Loup Dabadie
Musique : Michel Legrand
Photographie : Pierre Lhomme, Antoine Roch
Montage : Marie-Josèphe Yoyotte
Production : Lira Films
Distribution : Gaumont distribution, Carlotta Films
Sortie le 26 novembre 1975
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