Vous avez signé votre premier court métrage, C’est dimanche !, en 2008. Pourquoi avoir autant attendu pour vous lancer dans la réalisation d’un long ?
Après avoir tourné mon court métrage, j’étais mordu comme jamais. Je m’étais senti à ma place et l’envie de réitérer cette expérience était alors une évidence. Mais j’ai pris le temps de savoir ce que j’avais envie d’écrire. La thématique père-fils était déjà au cœur de C’est dimanche !. Mes personnages s’appelaient déjà Ahmed et Ibrahim : un gamin de 13 ans, renvoyé du collège, qui faisait croire à son père qu’il avait décroché un diplôme. Cette question de l’incommunicabilité par le verbe a continué à me hanter alors que je pensais en avoir fini. Dès que je réfléchissais à une histoire, Ibrahim et Ahmed resurgissaient ostensiblement. Avec une image récurrente, celle de la caresse d’un père sur la joue de son fils comme but ultime de mon récit. Alors, je suis parti sur cette idée de deux êtres aussi proches mais entre lesquels un fossé s’est creusé. J’ai écrit mon scénario petit à petit avant de mettre un coup d’accélérateur voilà quatre ans.
Vous avez commencé par écrire seul ?
Oui. Mais quand j’ai su précisément ce que je voulais raconter, j’ai eu besoin d’aide pour prendre de la distance par rapport à ce que j’avais écrit et ainsi tailler dans cette matière. J’ai travaillé avec Sylvie Verheyde et Rosa Attab (au scénario - ndlr). Et Camille Lugan a cosigné le script avec moi. Avec plusieurs questions comme autant de défis à relever : comment raconter l’ennui d’Ibrahim sans s’ennuyer ? Comment filmer les choses qui se répètent au quotidien ?
Avez-vous demandé conseil à des cinéastes qui vous avaient dirigé comme comédien ?
Oui, à plusieurs d’entre eux. À chaque fois, j’y allais la boule au ventre, mais j’avais besoin de leurs retours sans complaisance.
Bruno Podalydès et Alain Gomis m’ont fait des retours très précieux au fil des différentes étapes du scénario. Le regard bienveillant d’Arnaud Desplechin m’a énormément porté. Solveig Anspach m’avait même proposé de m’aider à écrire, mais je n’avais pas assez avancé dans mon projet pour envisager ce type de collaboration et elle nous a quittés avant que je sois prêt. Mon imaginaire s’est de toute façon, consciemment ou non, nourri de mon travail d’acteur. Pour l’écriture comme pour la réalisation de certains plans. Nous ne sommes qu’influences.
Dans votre film, vous interprétez d’ailleurs le père d’Ibrahim. Vous y pensiez en écrivant le scénario ?
Non, car je n’en avais pas forcément le désir. Mais les envies de mon producteur, les concours de circonstances et des choses plus intimes que je n’ai pas envie de dévoiler m’y ont conduit. Je ne me suis pas écrit ce rôle, mais l’incarner m’a aidé dans ma direction d’acteurs. J’allais tourner avec un adolescent que je voulais totalement vierge d’expériences au cinéma. En étant à la fois son père de jeu et son metteur en scène, je savais que je pourrais d’une certaine manière l’enfermer exactement comme Ibrahim a la sensation de l’être dans cette histoire.
Justement, comment avez-vous trouvé le jeune acteur qui incarne Ibrahim ?
On l’a vraiment cherché longtemps… Au point que, deux mois avant le tournage, on était toujours bredouilles. J’étais parti sur l’idée de quelqu’un de plus jeune mais, dans ce cas, il n’aurait été autorisé à tourner qu’un nombre limité d’heures par jour et notre budget serré ne l’aurait pas permis. Comme Ibrahim joue au foot, j’ai commencé à faire la tournée des terrains de sport du dimanche. Et c’est là qu’un jour, je suis tombé sur Abdel Benaher. Il était avec deux de ses amis, parlait très peu. Mais plus je l’observais, plus je voyais devant moi « mon » Ibrahim. Je suis donc allé le voir. Je l’ai trouvé très méfiant et j’en ai appris plus tard la raison : il me prenait pour un flic ! (Rires.) Je lui ai malgré tout laissé mon numéro. Il m’a rappelé. On s’est vus. Et ce qui m’a tout de suite emballé chez Abdel, c’est son écoute. Or écouter l’autre, c’est les trois quarts du travail d’acteur : ça t’aide à être juste quand tu réponds à ton partenaire. Puis, une fois qu’Abdel a accepté, j’ai pris le temps de travailler avec lui, avant le début du tournage. Plus pour me rassurer d’ailleurs que pour le rassurer lui.
En quoi a consisté ce travail ?
Je n’ai pas de méthode particulière. J’ai juste cherché à être en empathie avec Abdel. À m’identifier à cet adolescent qui allait débarquer au milieu de gens qu’il ne connaissait pas, à le rassurer. Ce qui m’intéressait, c’était lui et sa manière d’être. Le laisser s’autoriser à être dans le jeu comme il est dans la vie. C’est aussi pourquoi, sur le plateau, j’ai toujours essayé de le mettre directement dans le bain pour ses scènes. On faisait en sorte que la mise en place technique soit terminée au moment où il arrivait.
Et en tant qu’acteur, comment avez-vous vécu ce tournage ?
Il m’a forcément toujours manqué le regard d’un réalisateur. Mais tout cela a été possible parce qu’Ahmed est un personnage effacé, en retrait. J’ai d’ailleurs fait peu de prises avec moi car j’avais uniquement envie de mettre en valeur Abdel. Je ne me regardais pas au combo après les prises, je préférais enchaîner. Je n’ai pas écrit Ibrahim pour m’offrir un rôle, je me suis exprimé à travers le rôle d’Ibrahim. C’était tout ce qui m’importait.
Ibrahim
Année : 2021
Durée : 1h19
Réalisateur : Samir Guesmi
Scénariste : Samir Guesmi
Adaptation et dialogues : Samir Guesmi et Camille Lugan, avec la collaboration de Sylvie Verheyde et Rosa Attab.
Directrice de la photographie : Céline Bozon.
Musique : Raphaël Eligoulachvili.
Montage : Pauline Dairou.
Producteurs : Why Not Productions
Distributeur : Le Pacte
Avec : Abdel Bendaher, Samir Guesmi, Rabah Nait Oufella, Luana Bajrami, Philippe Rebbot