Stéphane Breton : « J’aime aller à l’encontre des conventions du documentaire »

Stéphane Breton : « J’aime aller à l’encontre des conventions du documentaire »

13 juin 2024
Cinéma
Les Premiers jours
« Les Premiers jours » réalisé par Stéphane Breton Dean Médias

Soutenu par le Fonds d’aide à l’innovation documentaire (FAI Doc) du CNC, Les Premiers jours suit le quotidien de pêcheurs d’algues au bout du monde, dans la région la plus aride du Chili : le désert de Tarapacá. Son réalisateur, Stéphane Breton, également ethnologue et directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), raconte comment il a imaginé cette « rêverie poétique » sans dialogues ni explications, qui pousse le spectateur à adapter son regard et à se laisser dériver.


D’où vient l’idée de tourner au Chili ?

Stéphane Breton : Pour moi, réaliser un film vient toujours du hasard, d’une rencontre avec une personne ou un endroit. J’ai été invité à l’université de Santiago du Chili. Là-bas, j’ai entendu parler d’un petit endroit tout au nord du pays : le désert de Tarapacá… J’aime me rendre dans des lieux un peu marginaux. C’est ce que je cherche. Il n’y avait pas de nécessité particulière à faire ce film, sinon celle de trouver un microcosme étrange.

Vous avez tourné en Syrie, au Népal, en Sibérie, au Nouveau-Mexique… C’est la première fois que vous tournez en Amérique du Sud. Comment avez-vous abordé ce tournage ?

J’ai passé quinze jours à trouver l’endroit précis que je voulais filmer… C’est un bout de désert, sans route, isolé entre l’océan et la cordillère côtière. Une poignée de personnes y ramassent des algues et vivent à la marge, avec beaucoup de délicatesse… Cet endroit m’a donné l’envie de réaliser un film qui ne soit pas un documentaire classique où on décrit, où on explique, mais où on se laisse aller à des impressions sauvages. J’ai désiré tourner un film poétique, qui ne repose ni sur des explications ni sur des descriptions, mais sur un entêtement rêveur. La beauté complètement déchirante de ce monde. Je fais toujours des films qui ont une saveur anthropologique :  je ne regarde pas des personnages, mais des coins du monde, des petits cosmos… Des sociétés, en somme, mais des sociétés vues sous un angle onirique et esthétique.

J’ai désiré tourner un film poétique, qui ne repose ni sur des explications ni sur des descriptions, mais sur un entêtement rêveur : la beauté complètement déchirante de ce monde.

Justement, pourquoi ce parti pris ?

Le cinéma documentaire est un genre très fort pour la recherche des impressions et des sentiments, mais il repose souvent sur l’explication et le verbe… À mon avis, c’est dommage. Sur cette planète, nous avons parfois envie de nous laisser aller à observer des situations simples, belles, très mystérieuses. J’ai voulu que l’on regarde Les Premiers jours comme si nous étions des Martiens débarquant sur Terre. Et que nous nous laissions complètement envahir. Le but est de parler avec simplicité d’un petit coin du monde, de sa logique, de sa beauté, de son tempo... J’ai vraiment voulu réaliser un film où l’énigme subsiste. C’est pourquoi je n’ai pas voulu tout expliquer, même si nous pouvons facilement réaliser des films ennuyeux quand nous rendons les choses incompréhensibles, trop compliquées. Il faut les prendre comme elles viennent parce qu’elles sont là, devant la caméra. Il faut arriver à les regarder avec une forme de liberté. 

 

Vous avez également choisi de faire abstraction de l’intrigue ou d’un fil conducteur…

Oui, nous ne suivons pas un personnage. C’est le sac et le ressac qui sont le mouvement du film, un mouvement en spirale. Nous ne savons pas très bien où nous allons, ni quelle langue nous parlons. Les gens que je filme parlent un peu espagnol, mais à aucun moment on ne comprend ce qu’ils disent. C’est un parti pris : nous avons mis les mots à l’envers, pour rendre leurs paroles inintelligibles. Ils parlent un langage martien : à la fois des sons floutés et une langue qui n’existe pas. J’aime aller à l’encontre des conventions du documentaire.

Vous parliez de Martiens : le film peut d’ailleurs renvoyer à un univers de science-fiction, à un désert d’après l’apocalypse, avec les ruines et les déchets du monde d’avant, comme dans Mad Max

Absolument. C’est la fin du monde. Mais c’est aussi le premier jour du monde. Voilà d’où vient le titre du film. C’est l’aube des temps et la fin des temps. Cette beauté complètement minérale de ce coin du Chili m’a vraiment frappé. Pourtant quand je suis arrivé sur place, la première fois, j’ai vu un chaos de poubelles. J’ai été saisi d’effroi et en même temps je me suis dit : « Attention, les gens vivent là, ils y vivent heureux. » Donc il faut savoir regarder la beauté là où elle est. La dénonciation ne m’aurait pas du tout suffi comme point de vue. Je prends même un peu le contrepied de la dénonciation dans le sens où je laisse la beauté de quelque chose qui nous paraît vraiment immonde surgir avec tranquillité. Même si j’ai une vision un petit peu pessimiste du monde, je veux toujours garder le bonheur de la beauté.

Combien de temps a duré le tournage du film ?

Un petit peu moins de six mois, en deux parties. Je fais toujours des tournages très longs. D’abord pour bien connaître le lieu que je vais filmer, et ensuite pour me glisser dans son rythme. Un tournage de cette durée permet de chercher ce qu’il faut regarder. Par exemple, les chiens jouent dans le film un rôle très important, mais je n’ai commencé à les filmer qu’à la toute fin du tournage. Quand je me suis rendu compte que ces animaux me regardaient, comme s’ils me demandaient quelque chose. J’ai pris cela au sérieux et j’ai commencé à les filmer. Sur un tournage court, nous filmons le nécessaire. Sur le temps long, nous laissons la porte ouverte à la découverte. En revanche, je jette beaucoup au montage : je n’aime pas garder les séquences quand elles ne me conviennent pas.

J’ai toujours en tête plusieurs idées de films. J’aime les endroits rébarbatifs. Ils possèdent une dimension magique. N’oublions pas qu’une partie de l’humanité vit dans des endroits qui nous semblent étranges. Cette humanité, elle existe. Il faut l’écouter pour la regarder.

Il n’y a aucun plan de nuit. Pourquoi ?

J’en ai tourné, mais honnêtement, ils n’étaient pas très beaux… J’ai préféré insister sur le côté solaire du film plus cohérent avec le sujet. Montrer cet océan étincelant, ce ciel étincelant, cette roche étincelante….

Comment s’est passé le contact avec les habitants ?

Nous nous sommes énormément amusés ! Il s’agit d’insulaires : une fois qu’ils vous ont accepté, ils se révèlent très drôles, très doux. Les cartels n’ont pas encore débarqué dans cet endroit du Chili. J’y ai vu donc beaucoup de bonté, d’attention et de tranquillité. Le tournage a été très heureux.

Le film est quasiment muet. Avez-vous tout de même enregistré des dialogues ou des récits des habitants ?

Oui, mais ce n’est plus ma priorité depuis des années… J’ai été longtemps ethnologue en Nouvelle-Guinée, dans les montagnes où j’ai tourné plusieurs films. Là-bas, je me suis aperçu que quand on ne connaît pas la langue locale, quand on ne comprend pas nos interlocuteurs, nous portons notre attention à des choses différentes. C’est même devenu ma méthode de tournage. Ici, au Chili, je parlais italien avec des habitants qui parlent espagnol. Ils ne comprenaient pas ce que je disais. Mais cela ne signifie pas que leur parole ne m’intéressait pas. Je faisais juste plus attention aux gestes, aux attitudes... La parole demande de la justification, de l’explication, de la légitimité qui me pèsent. Je préfère faire des films axés sur l’inconscient. De là peut naître le burlesque. C’est pourquoi je remercie Jacques Tati à la fin du film !

Le cinéma documentaire est un genre très fort pour la recherche des impressions et des sentiments, mais il repose souvent sur l’explication et le verbe… À mon avis, c’est dommage. Sur cette planète, nous avons parfois envie de nous laisser aller à observer des situations simples, belles, très mystérieuses.

Pourquoi avoir également remercié le poète russe Ossip Mandelstam ?

Il fait partie de mes auteurs favoris. Pendant le montage, j’ai lu et relu Voyage en Arménie (1931). Dans ce film, je cite des personnalités que j’aime bien, qui n’ont rien à voir avec ce que je fais, mais qui ont créé en pensant elles aussi à des choses, à des gens, à des œuvres qu’elles ont aimés. C’est un geste gratuit et amical.

Quelle était la composition de l’équipe de tournage ?

J’étais seul. Je tourne toujours mes films en solitaire. J’ai fait venir pendant quelques semaines un ingénieur du son pour les prises sonores. Des bruits de vent, de sable, de fer… Au montage, Jean-Christophe Desnoux a utilisé ce matériau pour créer la musique du film – ou plutôt son bruit. C’est une sorte de mélasse, de colle spirituelle dans laquelle tous ces sons retravaillés se mélangent. Nous nous situons entre le bruit et la musique, là où le monde et l’esprit se rencontrent.

Pensez-vous déjà à une nouvelle destination de tournage ?

Oui, je vais peut-être aller à Calcutta en Inde, ou alors en Corée du Nord. J’ai toujours en tête plusieurs idées de films. J’aime les endroits rébarbatifs. Ils possèdent une dimension magique. Surtout, n’oublions pas qu’une partie de l’humanité vit dans des endroits qui nous semblent étranges. Cette humanité, elle existe. Il faut l’écouter pour la regarder.
 

LES PREMIERS JOURS

Affiche de « Les Premiers jours » réalisé par Stéphane Breton
Les Premiers jours Dean Medias

Réalisation : Stéphane Breton
Montage : Catherine Rascon
Création sonore et musicale : Jean-Christophe Desnoux
Production : Les Films d’ici
Distribution : Dean Medias
Sortie : le 12 juin 2024


Soutien du CNC : Fonds d’aide à l’innovation documentaire (développement)