Voilà vingt ans, vous vous lanciez en créant la société de production Play Prod, avec Alexis Monchovet. Était-ce dans l’idée de faire du reportage ou de réaliser des documentaires pour la télévision et le cinéma ?
Stéphane Marchetti : J’ai grandi avec un père qui m’a fait découvrir Spielberg, Scorsese, De Palma, Hitchcock, Lumet… Donc depuis tout jeune, je rêvais de devenir cinéaste. C’est ma rencontre avec Alexis [Monchovet], lors de mon premier jour de stage à Télé Lyon Métropole qui a tout changé. Car lui voulait être Robert Capa et il m’a entraîné dans cette aventure documentaire qui a duré deux décennies. Un heureux accident qui m’a nourri en tant qu’homme et réalisateur. Mais à 40 ans, je me suis dit que c’était le moment ou jamais d’essayer de faire de la fiction, de revenir à mon envie initiale.
Quelles études aviez-vous suivies ?
Du droit ! Donc a priori rien à voir, mais je disais déjà à tous mes amis à l’époque que je voulais faire du cinéma.
Quatre ans après la création de Play Prod, vous décrochez le prix Albert Londres dans la catégorie reportages pour Rafah, chroniques d’une ville dans la bande de Gaza, que vous avez coréalisé avec Alexis Monchovet. Comment ce projet est-il né ?
Tout est parti de l’envie d’Alexis d’aller filmer le Proche-Orient. J’ai suivi le mouvement. On s’est réparti les tâches, par la force des choses quand on est une microstructure, en découvrant un peu tous les métiers. À partir de là, on a développé plusieurs projets pour la télévision, notamment La Campagne à vélo pour France Télévisions. Et en 2016, je suis allé filmer à Calais, véritable point de départ de l’étape suivante…
Vous y tournez le documentaire Calais, les enfants de la jungle diffusé sur France 5. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller filmer ce territoire ?
C’est encore un peu le hasard. Celui de la rencontre avec une jeune avocate qui m’explique qu’elle passe ses week-ends et tout son temps libre à Vintimille et à Calais. Un soir, elle s’est retrouvée avec une petite fille de 8 ans pour laquelle aucun hébergement n’était prévu. Elle s’est démenée pour lui trouver une solution. Cette nuit-là, moi qui avais alors un enfant du même âge, j’ai eu un peu de mal à dormir. Le lendemain, je lui ai téléphoné, lui demandant si je pouvais venir avec elle à Calais. Ce premier voyage m’a fait prendre en pleine figure la réalité de cet endroit.
Décidez-vous immédiatement d’y tourner un documentaire ?
Cette avocate aidait les enfants de Calais à retrouver leurs familles qui avaient réussi à rejoindre l’Angleterre. Le premier jour, j’ai rencontré un Afghan de 10 ans dont le père avait pu passer en Angleterre dans un camion à l’intérieur duquel l’enfant n’avait pas pu monter. J’ai alors décidé de faire la seule chose que je sache faire : sortir une caméra et raconter son histoire. C’est ainsi que le documentaire a commencé. Comme Alexis était sur un autre projet, j’ai demandé à Thomas Dandoy, grand reporter, de travailler avec moi. On a d’abord tourné une semaine puis on est allés voir France 5 qui, au vu de ces images, a tout de suite accepté de nous suivre.
Vous intégrez ensuite l’atelier scénario de la Fémis. Ce documentaire a-t-il constitué le déclic pour tenter d’aller sur le terrain de la fiction, votre rêve d’adolescent ?
Exactement ! J’ai fait ma petite crise de la quarantaine ! (Rires.) Dans le prolongement de Calais, les enfants de la jungle, j’avais déjà eu une première démarche fictionnelle, puisque j’en avais tiré un scénario pour une BD, 9063 kilomètres, l’odyssée de deux enfants, dessinée par Cyrille Pomès. Ce projet est né pendant le tournage du documentaire. Les enfants que j’avais rencontrés m’avaient raconté leur périple depuis leurs pays en guerre. Comme je ne pouvais l’intégrer au film mais que je tenais à ce que ces récits existent, j’ai écrit un scénario de fiction : l’histoire de deux cousins qui fuient l’Afghanistan, Daesh et les talibans, pour rejoindre le grand frère de l’un d’eux en Angleterre. Et c’est devenu une bande dessinée. Cette expérience m’a donné envie de continuer à creuser, car les images que vous filmez à Calais vous hantent longtemps. J’ai donc commencé à réfléchir à la manière d’aborder ces questions migratoires par le prisme de la fiction. D’où mon envie de m’inscrire à l’atelier scénario de la Fémis. Pour me structurer comme scénariste et bâtir un récit à partir d’une image que j’avais en tête et qui ne m’a plus quitté : une femme dans la montagne.
Vous décidez de ne pas situer cette histoire à Calais, alors qu’on aurait pu y voir le prolongement direct de votre travail de documentariste… Pourquoi ?
J’avais envie d’explorer un autre territoire. Le choix des Alpes s’est imposé de manière évidente, car ces montagnes sont depuis plus d’une dizaine d’années une zone de passage. Je voulais aussi faire un film pour montrer de façon concrète ce que signifie franchir une montagne à pied en plein hiver et faire éprouver aux spectateurs cette peur-là, le vent qui gifle le visage, le froid qui saisit le corps tout entier. À Calais, je serais forcément retombé dans quelque chose que j’avais déjà traité. Les Alpes m’ouvraient des horizons nouveaux.
Comment avez-vous été mis en contact avec la société Blue Monday Productions ?
L’atelier scénario de la Fémis vous permet d’écrire une première version du scénario. L’école envoie aussi chaque année les projets de ses élèves à différents producteurs. À partir de là, plusieurs d’entre eux m’ont appelé pour me demander de lire mon script. Et il y a tout de suite eu une évidence dans ma rencontre avec Bertrand Gore.
Le film est cosigné à l’écriture par Laurette Polmanss. Pourquoi avoir fait appel à elle ? Et à quel moment du processus ?
Laurette est arrivée une fois la première version terminée, au départ pour une simple consultation, avant que sa place ne cesse de grandir. J’ai rencontré plusieurs scénaristes. Mais avec elle, comme avec Bertrand, le courant est passé immédiatement. On parlait du même film, on allait dans la même direction.
Comment faites-vous rentrer la fiction dans ce travail très documenté ? Cela passe-t-il par le choix de ne pas faire de votre héroïne, Marie, cette femme en grande précarité qui s’improvise passeuse, un personnage « aimable » ?
Pour avoir passé du temps dans les camps à Calais, je voulais sortir d’une sorte de prêt-à-penser qui divise ce monde-là entre gentils et méchants. Tout se situe dans une zone grise. Et je n’avais absolument pas envie de tenir un discours moralisateur sur le sujet. De dire aux gens comment ils doivent penser. Mon but avec La Tête froide a toujours été d’essayer de décrire cet univers dans toute sa complexité, à travers des personnages ambigus, riches de différentes facettes. À commencer en effet par Marie. Même si les films n’ont rien à voir, j’avais toujours en tête pendant l’écriture le personnage de Gena Rowlands dans Gloria, ce même petit côté badass. Marie est aussi un peu la cousine éloignée de la Julia d’Erick Zonca ou de l’héroïne de It’s a Free World de Ken Loach. Ce type de personnage un peu brut de décoffrage, un peu revêche, mais totalement fissuré et à fleur de peau derrière l’armure qu’il a développée m’intéresse.
Pourquoi avoir fait appel à Sébastien Goepfert (Une histoire d’amour et de désir) pour la lumière du film ?
Mon producteur Bertrand Gore m’a suggéré de le rencontrer. Et j’ai eu la chance que cette rencontre se fasse dans le cadre de la résidence cinéma Émergence, en 2020, où l’un des exercices consistait à filmer une séquence de son scénario. Et, là encore, on a été sur la même longueur d’onde : trouver une ligne de crête pour ancrer le film dans une réalité sans pour autant être prisonnier du sujet. Ne pas verser dans le naturaliste parce qu’on abordait une thématique sociétale. Notre plus grande référence a été photographique : celle des clichés de Christophe Jacrot qui a énormément travaillé sur les intempéries, notamment les tempêtes de neige en Islande ou dans le Vercors. Il arrive à donner une intensité incroyable au côté âpre de la montagne. Ses images ont vraiment été notre boussole.
Passer à la fiction signifie aussi travailler pour la première fois avec des comédiens. Comment l’avez-vous abordé ?
C’était mon principal défi. Mais là encore, Émergence a joué un rôle important en me permettant de m’y confronter de manière pratique. J’ai pu passer deux jours à tenter des choses, à échouer aussi, à apprendre à communiquer avec les acteurs pour parvenir à leur faire passer ce que j’avais en tête. Mon travail a été très différent avec les deux comédiens principaux. Florence Loiret-Caille m’a tout de suite expliqué qu’elle n’avait pas besoin de détails sur son personnage, en dehors de ce qui était écrit dans le scénario, et qu’elle allait devenir cette femme en la jouant. Alors que Saabo Balde souhaitait, lui, un maximum d’informations pour être au plus près de la réalité du terrain car sa volonté – comme la mienne – était de sortir de l’imagerie stéréotypée de la figure du migrant. Je ne les ai pas fait répéter ensemble car je voulais garder leur rencontre pour le plateau, afin de préserver ce moment.
Avec le recul, comment avez-vous vécu cette première expérience de fiction ?
Les conditions météo ont évidemment été rudes. On tournait souvent la nuit donc on finissait à moins 20 degrés. Mais on gardait toujours en tête qu’on était là quelques semaines et pour un film, que ce n’était pas notre quotidien, au contraire des migrants. Le tournage a été ma partie préférée de toute cette aventure. J’étais la personne qui avait le moins d’expérience sur ce plateau et je me sentais comme un enfant à qui on offrait un jouet de luxe à Noël ! J’ai eu la chance d’être entouré d’une équipe exceptionnelle qui m’a suivi et a tout donné à ce projet.
Quelle est la plus grande différence entre le montage d’un documentaire et celui d’une fiction ?
J’ai monté seul tous mes documentaires. Je pensais donc logiquement en faire de même avec La Tête froide. Mais, tout de suite, Bertrand m’a bien fait comprendre qu’il s’agissait d’un tout autre exercice. Et il a évidemment eu raison : l’approche est radicalement différente. Damien Maestraggi (La Fille au bracelet), avec qui j’ai monté le film, a été un collaborateur essentiel. Quand on vient du documentaire, on a tendance à vouloir toujours un petit peu trop expliquer les choses. Damien m’a amené à multiplier les ellipses, il m’a aidé à comprendre que dans une fiction, on n’a pas besoin de tout savoir, tout le temps. Cette étape a été l’une de mes plus grandes découvertes au cours de cette aventure.
LA TÊTE FROIDE
Réalisation : Stéphane Marchetti
Scénario : Stéphane Marchetti et Laurette Polmanss
Photographie : Sébastien Goepfert
Montage : Damien Maestraggi
Production : Blue Monday Productions, Le Bureau, Auvergne-Rhône-Alpes Cinéma
Distribution : UFO Distribution
Ventes internationales : Be For Films
Sortie en salles 17 janvier 2024
Soutien du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)