Maciek Hamela, vous êtes polonais. Que faisiez-vous le 24 février 2022, lors de l’invasion de l’armée russe en Ukraine ?
Quand la guerre a éclaté, j’étais dans la maison de mon père près de Varsovie. Une maison qui allait bientôt servir de centre d’accueil pour les réfugiés ukrainiens. Quelques jours avant l’invasion, je suppliais mes amis ukrainiens de quitter leur pays. Aucun d’entre eux ne semblait croire à la réalité d’une guerre. Je ressentais alors une profonde tristesse. Je n’arrivais pas vraiment à la définir tant cette situation était totalement nouvelle pour moi. La guerre, c’est avant tout des récits que j’ai entendus de la bouche de mes grands-parents, voire de mes parents, mais aussi des livres d’histoire… J’avais l’impression – je n’étais bien sûr pas le seu l– que l’histoire tournait en boucle, comme un relent de la Seconde Guerre mondiale. Le 17 septembre 1939, l’Union soviétique avait envahi la Pologne de l’Est, coupant court à toute possibilité de défense contre l’envahisseur allemand. Ce traumatisme ressurgit aujourd’hui dans la psyché polonaise, avec cette idée très forted’une cassure, qu’il y aura un avant et un après.
Ce qui explique que, comme beaucoup de Polonais toutes générations confondues, vous êtes particulièrement sensible au sort des Ukrainiens…
Les Polonais se sont sentis immédiatement concernés, déclenchant une vaste chaîne de solidarité dans tout le pays. Je me souviens très bien du 24 février 2022. Il faisait très froid, la neige avait déjà tout recouvert. Mon réflexe a été de me joindre à la collecte de fonds en soutien à l’armée ukrainienne. En plus de mes activités de cinéaste, je m’occupe d’un bar épicerie de thé japonais, un lieu populaire au sein de la jeunesse de Varsovie. Il est devenu une sorte d’épicentre de cet élan solidaire. Dans le même temps, nous avons tous commencé à chercher des lieux d’hébergement pour les déplacés, conscients que les réfugiés allaient affluer. Très vite j’ai réussi à trouver un mini-van afin de me rendre moi-même à la frontière et ainsi convoyer jusqu’à Varsovie des hommes et des femmes qui fuyaient la guerre. Sur place, il n’y avait aucune infrastructure pour les accueillir.
Comment était l’atmosphère à la frontière ?
Chaotique. Les gens qui, comme moi, arrivaient en van pour récupérer des réfugiés, devaient faire la queue pendant des heures. Personne n’avait de plan prédéfini, encore moins de vision à long terme. C’est l’urgence qui nous guidait. L’idée était simplement d’accueillir chez soi des réfugiés.
À quel moment le cinéaste que vous êtes a-t-il ressenti le besoin de recueillir les témoignages des personnes qui s’installaient dans votre véhicule ?
Les choses se sont décidées progressivement. Au départ,il n’y avait pas de projet de documenter ce que j’étais en train de vivre et encore moins ce que les passagers subissaient. Au moment de l’invasion, je travaillais sur un film sur la construction du mur entre la Biélorussie et la Pologne, qui visait à réguler l’afflux de migrants du Moyen-Orient. Au commencement de la guerre, j’ai tout lâché pour venir en aide aux réfugiés. Mes allers et retours entre la frontière et Varsovie, soit 350 kilomètres, ont alors commencé. Au bout de la troisième semaine, j’ai commencé à ressentir une immense fatigue. Je conduisais quasiment non-stop sans vraiment dormir. J’ai donc décidé d’emmener quelqu’un avec moi pour me relayer. J’ai proposé à un ami qui se trouve être aussi chef opérateur. Il est venu avec une caméra. Nous nous sommes immédiatement posé la question de l’utiliser ou pas. J’avais peur que cela brise l’intimité qui se créait avec les passagers. Ils étaient dans une situation d’extrême détresse. Je ne voulais pas donner l’impression d’exploiter cette fragilité.
Qu’est-ce qui vous a finalement décidé à les filmer ?
Avec mon ami chef opérateur, nous avons établi un protocole très clair, une somme de règles que nous devions respecter. L’une d’entre elles était de ne filmer qu’avec une seule caméra. Au départ, dans un souci de tout capter, nous avions placé huit caméras. Or, il fallait se débarrasser de ce dispositif trop lourd et envahissant de sorte que si une personne refusait le principe du tournage, nous puissions stopper net l’enregistrement. Cela nous a donné paradoxalement une grande liberté. Les personnes n’avaient pas le sentiment de voir débarquer une équipe de cinéma prête à leur voler quelque chose. Au contraire, le rapport à cette caméra est devenu une invitation au dialogue. L’autre règle était que les passagers soient prévenus en amont de la présence de la caméra afin qu’ils aient le temps d’exprimer leur refus. Il n’y a eu aucun « casting » évidemment, tous ceux qui voulaient parler le pouvaient. Enfin, une fois la caméra en marche, je ne posais aucune question afin de ne pas trop diriger la conversation.
Y a-t-il eu beaucoup de refus ?
La dernière personne qui témoigne ne voulait pas être filmée et donc partager ses sentiments. Tout était trop frais. Elle venait à peine d’arriver de la ville de Marioupol, particulièrement ébranlée par ce qu’elle venait de voir. Une fois dans la voiture, elle a néanmoins accepté que la caméra filme les autres passagers, pensant restée muette. Et puis elle s’est soudain mise à tout raconter sans s’arrêter, ne laissant pas la parole aux autres. Au final, quasiment tout le monde a accepté le processus. Certains ont pris plus de temps que d’autres à s’insérer dans le projet.
La caméra est exclusivement dirigée vers les passagers. Vous restez la plupart du temps invisible. Pourquoi ce choix ?
Je ne voulais pas être moi-même un personnage du film. C’était un choix très important pour la forme finale. L’habitacle du véhicule est devenu une plateforme démocratique où tout le monde pouvait s’exprimer. Or ces confessions sont d’abord nées dans le silence du voyage, la parole émergeant petit à petit. Une personne brisait le silence et les choses s’enchaînaient naturellement. En coupant mes interventions, je pouvais tisser un seul et même récit autour de la figure du réfugié. Comment le devient-on ? À quel moment accepte-t-on cette réalité ? Je ne voulais pas briser cette construction très fragile. Faire intervenir autant de personnes tout en restant dans un espace aussi restreint était un pari cinématographique risqué. Il y a très peu d’exemples de films sur le même modèle...
On pense aux cinéastes iraniens comme Jafar Panahi, par exemple…
Une de mes références est Ten d’Abbas Kiarostami, où la voiture devient un confessionnal, un espace où la parole peut s’exprimer à l’abri des autorités. Mais chez Kiarostami, il ya toujours un personnage qui fait le lien, devient le fil conducteur et nous permet de passer d’une histoire à l’autre. Je ne voulais pas de cette structure. Mon histoire personnelle, les raisons de ma venue, les liens de la Pologne avec l’Ukraine, bref, tout ce que j’évoquais plus haut, ne devaient pas faire écran avec la parole des réfugiés. C’est un autre film. Le spectateur est constamment à l’écoute, il doit à la fois réceptionner ces témoignages et faire preuve d’imagination pour se représenter ce qui se passe à l’extérieur. Les ravages de la guerre restent majoritairement hors champs. Ce n’est pas un film sur le front.
Comment avez-vous travaillé le montage du film ?
Le premier montage durait 3h30. Il nous a fallu un an pour en venir à bout. C’était très douloureux. Il fallait accepter de ne garder que des bribes d’histoires afin de ne pas noyer le spectateur, sinon le film aurait été trop indigeste. Il fallait briser cette idée généralement admise qu’un spectateur doit forcément s’attacher aux personnages. On écoute une histoire et on passe à une autre, créant ainsi un long récit.
Le titre français du film, « Pierre, Feuille, Pistolet », induit un côté presque enfantin…
Le titre original est In the Rearview, c’est-à-dire Dans le rétroviseur qui, en anglais, exprime à la fois le procédé même du film embarqué dans une voiture et cette idée de laisser quelque chose derrière soi. Cela ne fonctionnait pas vraiment en français. Je me suis donc inspiré de ce mot d’esprit de cet enfant du film qui joue à chifoumi devant la caméra. Il finit par remplacer le dernier mot du jeu par « pistolet ». C’est à la fois amusant et particulièrement tragique. La guerre est là, mais elle est tenue à distance…
Pierre, Feuille, Pistolet
Réalisé par Maciek Hamela
Image : Yura Dunay, Wawrzyniec Skoczylas, Marcin Sierakowski, Piotr Grawender
Montage : Piotr Ogi?ski
Musique originale : Antoni Komasa-Lazarkiewicz
Production : Affinitycine, Pemplum, SaNoSi productions, 435 Films
Distribution France : New Story
Sortie en salles : 8 novembre 2023
Soutien du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme)