Sylvie Lindeperg : « Le procès de Nuremberg marque la conjonction de fonctions nouvelles attribuées au cinéma »

Sylvie Lindeperg : « Le procès de Nuremberg marque la conjonction de fonctions nouvelles attribuées au cinéma »

05 août 2022
Cinéma
Equipe-Sovietique-Nuremberg

Dans son ouvrage Nuremberg. La bataille des images, lauréat du Prix du livre de cinéma 2022 du CNC, l’historienne Sylvie Lindeperg explore les coulisses de la mise en récit du procès intenté en 1945 contre une vingtaine de criminels nazis. Entretien.


Pourquoi aborder le procès de Nuremberg à travers l’angle de sa mise en scène ?

Au départ, je souhaitais consacrer un ouvrage au filmage des grands procès pour crimes contre l’humanité. Dans cette perspective, il m’était indispensable de revenir sur celui de Nuremberg (20 novembre 1945-1 octobre 1946), matrice de la justice internationale, ce d’autant qu’il fallait éclairer l’angle aveugle de sa captation. Car une rumeur circulait en France : les audiences auraient été filmées par le réalisateur américain John Ford. Pendant la guerre, le cinéaste a dirigé la Field Photographic Branch (FPB), la section cinématographique de l’OSS, l’agence américaine de renseignement, ancêtre de la CIA. Au cours de mes recherches, j’ai d’ailleurs retrouvé une note préparatoire très développée écrite par l’équipe de John Ford. Elle envisageait de filmer les débats de Nuremberg dans la grande tradition hollywoodienne, en s’inspirant notamment de la célèbre fiction fordienne : Young Mr. Lincoln (1939). Or, l’enregistrement du procès qui nous est parvenu est bien différent et ne rend pas justice au talent du cinéaste américain. De plus, John Ford a été démobilisé dès septembre 1945. Très vite, j’ai eu la confirmation que le tournage n’avait pas été conduit par la FPB, mais par les opérateurs militaires du Signal Corps. Des documents conservés à la National Archives and Records Administration (NARA) m’ont révélé un même écart entre les ambitions américaines en matière de scénographie du procès et le résultat final, très décevant. Toutes ces découvertes m’ont conduite à recentrer mon projet sur la mise en scène, la mise en récit et la mise en images de Nuremberg.

En quoi l’analyse des images éclaire-t-elle cet événement d’un nouveau jour ?

Le procès de Nuremberg marque pour la première fois la conjonction de fonctions nouvelles attribuées au cinéma. À l’époque, le groupe de John Ford est chargé à la fois d’exhumer et d’assembler les images des crimes nazis, les monter pour pouvoir les projeter dans le prétoire, tourner un court métrage destiné à préparer l’opinion américaine au procès, puis filmer les audiences et en réaliser un grand documentaire qui portera la vision américaine de la justice. Les Américains souhaitent faire de Nuremberg un événement médiatique majeur. Pour prendre la mesure de leurs ambitions, il faut rappeler que le général William Donovan, le patron de l’OSS qui seconde le procureur américain Robert Jackson dans la préparation du procès, souhaite incarner sur la scène du prétoire le « plus grand conte moral jamais raconté ». Les considérations extrajudiciaires sont donc aussi importantes que les enjeux judiciaires, lesquels consistent à établir les faits, à mesurer la culpabilité des accusés et à prononcer une sentence. L’autre singularité de Nuremberg tient à la coprésence dans le prétoire d’équipes internationales aux traditions cinématographiques très différentes – américaine, britannique, française et soviétique.

L’équipe américaine souhaite mettre en récit le “plus grand conte moral jamais raconté”

Les archives sont-elles devenues actrices du procès au même titre que des témoins ?

Le procureur Robert Jackson place les archives écrites au cœur de sa stratégie judiciaire. Pour ce qui concerne les archives filmées, les membres de son équipe ne leur accordent pas la même fonction. Pour les uns, les images représentent des preuves juridiques d’un type nouveau, pour d’autres, elles n’offrent qu’une respiration presque récréative dans les débats, pour d’autres encore, comme Jackson, elles sont l’équivalent d’une reconstitution judiciaire. Dans son discours inaugural, le procureur américain explique d’ailleurs à l’audience qu’elle verra bientôt les accusés rejouer et faire revivre leurs crimes à l’écran. Ces films n’ont pourtant pas permis d’établir véritablement la culpabilité individuelle des leaders nazis, mais ils ont incarné des moments dramaturgiques intenses, en particulier Nazi Concentration Camps, le film sur la libération des camps. Le 29 novembre 1945, neuf jours après le début du procès, les accusés se trouvent alors dans une phase ascendante. Jackson décide donc d’avancer la présentation du film. L’équipe de John Ford a l’idée ingénieuse d’installer une rampe de spots lumineux au pied des accusés afin d’éclairer leurs visages durant la projection. Hermann Goering est furieux. Il vit ce moment comme une défaite stratégique. « Et puis, ils ont montré cet horrible film et ça a vraiment tout gâché », déclare-t-il après l’audience. Cette projection peut être assimilée à une punition symbolique qui vise à déstabiliser les accusés et à les soumettre à une damnation publique.

Membres du personnel militaire américain du tribunal classant des documents confisqués aux nazis
Membres du personnel militaire américain du tribunal classant des documents confisqués aux nazis United States Holocaust Memorial Museum, Washington DC (courtesy of NARA)

Comment a été organisée la recherche des « images-preuves » ?

Dès 1943, la Field Photographic Branch et le Signal Corps ont reçu l’ordre de collecter les photographies et les films qui attesteraient les crimes nazis. Cette préoccupation arrive encore plus tôt chez les Soviétiques, en 1941. Dans les archives du groupe Ford, on trouve un carnet de cameraman qui détaille les procédures pour concevoir les images sur le terrain. Ces instructions se révèlent cependant caduques à l’ouverture des camps devant l’ampleur des atrocités commises et la découverte de gigantesques charniers. Dépêchés sur place, les opérateurs doivent répondent à des injonctions parfois contradictoires : filmer pour la justice, pour les archives de l’armée mais également dans le cadre de la campagne de dénazification instaurée dans l’Allemagne occupée. La recherche d’images par les Américains est largement centrée sur la volonté de prouver le complot nazi, et particulièrement celui en vue de commettre des guerres d’agression. Un jeune lieutenant de la FPB, Budd Schulberg, scénariste à Hollywood et auteur à succès, mène l’enquête. Aux États-Unis, il visionne les images produites par le Troisième Reich – les actualités de la Deutsche Wochenschau, instrument de la propagande nazie ou encore Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl. Schulberg part pour Allemagne à l’été 1945. Son expédition tourne au road-movie, notamment dans la zone d’occupation soviétique, où il échoue à récupérer des bobines secrètes dissimulées dans des mines puis détruites par les nazis en fuite. Il retrouve en revanche à Berlin l’enregistrement des procès des accusés du complot du 20 juillet 1944 contre Hitler – l’archétype de la justice inéquitable – ainsi que les images tournées par les nazis dans le ghetto de Varsovie.

Vous parlez « d’architecture du drame » pour analyser la scénographie du prétoire de Nuremberg. Quelle conception de la justice illustre-t-elle ?

L’organisation d’un prétoire n’est jamais laissée au hasard par les scénographes. Elle illustre les conceptions de la loi et la hiérarchie des places entre les acteurs. Le prétoire est donc à la fois un espace matériel et symbolique. À Nuremberg, les architectes de l’OSS sont contraints de dévier du modèle anglo-américain de la Common law pour faire entrer un nouvel acteur : l’écran. Celui-ci est installé au point focal des regards, à la place habituellement dévolue à la cour et au président. Ces derniers sont déplacés sur la droite, à l’emplacement des jurés, qui sont absents au tribunal militaire international. Si la place des témoins n’a pas été modifiée, ce jeu de chaises musicales montre toutefois à quel point l’écran a été jugé central dans ce procès.

Dès le début, les négociations sont âpres entre les alliés autour de la publicisation des débats. Filmer le procès de Nuremberg n’allait donc pas de soi ?

Absolument, d’abord parce qu’il fallait trouver un accord international entre les Américains, les Britanniques, les Français et les Soviétiques, qui ne partageaient pas la même tradition de filmage des procès. Les premiers ont banni les caméras dans leurs prétoires à la suite des débordements du procès de 1935 contre Bruno Hauptmann, le meurtrier de l’enfant Lindbergh. Nuremberg signe donc le retour à leur pratique ancienne de filmage, mais avec désormais le souci constant d’éviter à tout prix un cirque médiatique. De leur côté, les Britanniques ont interdit dès 1925 la présence des photographes et des cameramen dans l’enceinte judiciaire, de crainte qu’elle ne porte atteinte à la dignité des débats. Ils acceptent néanmoins la publicisation de l’audience grâce aux nombreux garde-fous mis en place à Nuremberg, notamment l’interdiction faite aux opérateurs de se déplacer librement dans le prétoire. Les Français, qui filment déjà leurs procès en muet pour les actualités, donnent leur accord sans difficulté. Si ces trois alliés s’entendent pour confier aux militaires américains du Signal Corps la majorité des prises de vue, les Soviétiques ne s’associent pas à ce pool d’images, qui demeurera un pool occidental. Le Kremlin envoie en effet sa propre équipe dirigée par un cinéaste renommé : Roman Karmen.

Avec l’idée d’en faire également un procès-spectacle ?

Oui, du moins dans l’après-coup, car l’enjeu principal de l’URSS est moins la couverture du procès pour les actualités que la réalisation d’un documentaire inscrit dans la grande tradition soviétique des films de procès qui remonte aux années 1920. À Kharkov, en 1943, les Russes ont d’ailleurs organisé et filmé le premier procès d’accusés nazis. Leur documentaire impressionne les Américains et pourrait leur avoir inspiré l’idée de filmer Nuremberg. Toutefois, sur place, les opérateurs du Signal Corps peinent à se coordonner et à surmonter les contraintes du tournage, notamment les problèmes d’éclairage et de son, à la différence de l’équipe de Karmen qui parvient à les contourner habilement en jouant des frontières entre le réel et la fiction.

Si les Américains échouent dans leur bataille de l’image, il n’en demeure pas moins que Nuremberg fut un moment d’innovation majeur.

Peut-on parler de combat pour la narration historique entre les Américains et les Soviétiques ?
Totalement. Cet affrontement des récits a d’ailleurs été aggravé par la montée en puissance de la guerre froide qui frappe de plein fouet le procès de Nuremberg à partir de mars 1946. Il faut rappeler ce contexte pour comprendre cet affrontement idéologique par l’image. Alors que les Américains souhaitent profiter du procès pour mettre en valeur leurs idéaux de démocratie et de justice, les Soviétiques insistent sur les souffrances de leur peuple et défendent une conception du droit entièrement subordonnée au politique. Finalement, ce qui échoue à Nuremberg est la capacité à présenter un récit commun quadripartite dans le cadre du tribunal militaire international. Dès l’annonce du verdict, les Français sortent un petit film de montage pour les actualités. Roman Karmen livre rapidement son long métrage, Le Tribunal des peuples, dans lequel le cinéaste réécrit l’histoire du procès au bénéfice de l’accusation soviétique et telle que l’a rêvée le Kremlin. En effet, Nuremberg a tourné au fiasco pour l’URSS qui n’a pas réussi à imposer ses enjeux. À partir de mai 1946, le pays subit une série de revers comme la révélation de la clause secrète du pacte germano-soviétique sur le partage de la Pologne. Désunis sur la question de la dénazification, les Américains sont pris de court par la sortie du film soviétique aux États-Unis. Leur propre documentaire, Nuremberg: Its Lesson For Today, voit le jour tardivement et sort uniquement en Allemagne, en 1949. Si les Américains échouent dans leur bataille de l’image, il n’en demeure pas moins que Nuremberg fut un moment d’innovation majeur.

En quoi Nuremberg a-t-il inspiré les organisateurs du procès Eichmann seize ans plus tard ?

Le procès de l’ancien nazi Adolf Eichmann – artisan de la « Solution finale » – marque à la fois une rupture et un accomplissement en regard de celui de Nuremberg. Le procureur israélien Gideon Hausner organise toute sa dramaturgie autour des dépositions des survivants de la Shoah. Chacune des victimes apporte sa part de vérité à l’élaboration d’un récit commun : celui de la persécution et de l’extermination du peuple juif. Hausner concrétise ainsi le rêve de Donovan à Nuremberg : faire incarner la tragédie par les témoins sur la scène du prétoire. Dans le même temps, le procès Eichmann marque un accomplissement en termes de filmage. Grâce à l’évolution de la technologie, l’enregistrement des audiences ne perturbe pas la dignité et l’équité des débats. Il s’agit du premier procès filmé dans son intégralité, en vidéo, pour la télévision. Leo Hurwitz, grand documentariste américain et ancien réalisateur à CBS, va utiliser des caméras ultra sensibles qui ne nécessitent pas d’éclairages puissants et aveuglants comme ce fut le cas à Nuremberg. L’invention du magnétoscope Ampex lui permet par ailleurs d’enregistrer le procès depuis sa régie selon la technique du tourné/monté, grâce aux images de quatre opérateurs répartis dans le prétoire. Le réalisateur américain bénéficie également d’une totale liberté dans le choix de ses figures stylistiques. Il concrétise ainsi, en quelque sorte, le projet imaginé par l’équipe de John Ford tout en s’inspirant de l’école soviétique en matière de montage. La mise en images du procès Eichmann est une synthèse brillante de ces deux traditions qui auraient pu se confronter à Nuremberg. 

Nuremberg. La bataille des images

« Nuremberg. La bataille des images » de Sylvie Lindeperg
De Sylvie Lindeperg, Éditions Payot & Rivages, 528 pages. Prix du livre de cinéma 2022.

Les dispositifs « livres et revues de cinéma » du CNC

En 2017, le CNC a initié deux dispositifs tournés vers le livre : le Prix du livre de cinéma, et l’appel à projets pour l’édition de livres de cinéma. En 2019, une aide aux revues a été créée afin de compléter ce soutien. L’objectif de ces dispositifs est d’encourager la cinéphilie par le biais de la littérature. Ils récompensent la qualité littéraire des œuvres, leur capacité à s’adresser à un public large et à communiquer un savoir sur le cinéma.