Avant d’adapter le livre-enquête L’Infiltré où l’ex-agent des stups Hubert Avoine et le journaliste Emmanuel Fansten révèlent les dessous de la lutte antidrogue en France, vous travailliez à une fiction située dans le Paris post-attentats terroristes de 2015. Que reste-t-il du projet initial ?
Le film que j’avais en tête s’appelait Les Années 10, un titre volé à un essai de Nathalie Quintane. Il en reste sans aucun doute des fantômes aujourd’hui. Peut-être suis-je le seul à les voir ? Je pense notamment aux trajets en scooter de Stéphane, le journaliste incarné par Pio Marmaï, avec cette idée de capturer Paris à un moment très précis de son histoire, un moment de grande inquiétude. Pour contrebalancer cette pesanteur, certaines séquences dégagent au contraire un certain hédonisme. Si les attentats parisiens de 2015 restent ici totalement hors champ, ils étaient présents dans mon esprit au moment de l’écriture. La saisie historique de drogue au cœur du film date d’octobre 2015, soit un peu plus d’un mois avant les attentats.
Contrairement à vos deux premiers longs métrages, Les Apaches (2013) et Une vie violente (2017), celui-ci n’a pas pour toile de fond la Corse dont vous êtes originaire…
Je fais un pas de côté pour finalement y revenir ! Je ne pense pas que ce film aurait ressemblé à ce qu’il est sans mon rapport historique et politique à la Corse. Le scénario fait un point de montage entre deux histoires : celle des mouvements contre-révolutionnaires infiltrés par les polices parallèles espagnoles et le grand banditisme contemporain. Ce contexte sensible, la Corse le connaît bien.
Qu’est-ce qui vous a finalement décidé à vous embarquer dans cette aventure autour du trafic de drogue et ses ramifications avec le pouvoir ?
On m’a d’abord présenté Hubert Avoine et Emmanuel Fansten [rebaptisés pour les besoins de la fiction Hubert Antoine et Stéphane Vilner, NDLR] qui travaillaient alors à leur livre-enquête sur la réalité du trafic de drogue. Je les ai finalement accompagnés pendant deux ans. Le film est une restitution de ce temps passé avec eux. J’étais comme un stagiaire. Ils m’emmenaient sur le terrain, me présentaient des gens… Emmanuel, journaliste d’investigation à Libération avait un projet bien en tête : il voulait à tout prix révéler ce qu’il considérait comme un scandale d’État. Hubert, lui, c’est le lanceur d’alerte, l’ex-infiltré des stups qui se sent trahi et veut tout révéler. Pourquoi se lance-t-il dans ce grand déballage ? Un geste humaniste ? Une revanche contre le système ? Une revanche sociale ? Une volonté d’exister médiatiquement ? Aucune de ces raisons ne contredit les autres.
Le scénario se garde bien de juger qui que ce soit, chaque personnage conserve son mystère. C’est très clair dès la première séquence où Hubert Antoine (Roschdy Zem) est seul dans une villa au bord de la mer. Personne ne semble faire attention à lui. C’est un fantôme…
J’aime relier cette séquence d’ouverture à celle qui clôt mon premier film, Les Apaches. On y voyait un des jeunes héros rendre le fusil qui avait servi au crime. Il pénètre dans une villa, traverse le jardin, la terrasse, puis passe devant la piscine où des jeunes organisent une fête sauvage. Il est là, une arme à la main et personne ne fait attention à lui. C’était bien sûr une vision poétique. Dans Enquête sur un scandale d’État, cette invisibilité répond un peu à cette idée-là. Hubert est dans la scène et en même temps, il est absent.
On apprend bientôt qu’Hubert Antoine est atteint d’une grave maladie. Le temps joue contre lui…
Cette mort qui approche lui confère une dimension tragique. Le dernier combat est forcément décisif. On sent bien que la question de temps est cruciale. Il veut des résultats probants tout de suite. Le journaliste, en revanche, s’inscrit dans une durée plus longue, il sait que les choses ne vont pas éclater au grand jour du jour au lendemain. Hubert est tombé malade pendant que j’écrivais le scénario. Il est mort en 2018, six mois avant que le tournage commence…
Votre film sort en pleine période électorale où la question de la crédibilité du politique est très forte. Dans cette histoire de lutte contre la drogue que vous décrivez, l’État n’est pas très clair…
Ce qui m’intéresse, c’est cette idée de fiction permanente. Elle concerne tout le monde et pas seulement le monde politique. Certaines constructions médiatiques incluent également une part de fiction. Tout le monde s’arrange avec le réel et fait dire aux évènements ce qui les arrange. Mon film n’est pas du tout cynique, j’inclus simplement cette part de doute dans ce qui est montré.
Pour revenir aux figures politiques, je ne révèle rien en montrant que derrière elles, il y a du storytelling, des récits... Auprès d’Hubert et Emmanuel, j’ai constaté l’artificialité de la lutte contre le trafic de drogue. Tout est faux. Il n’y a pas une saisie en France qui ne soit pas mise en scène. En tant que cinéaste, ça m’intéresse, me trouble. Comment en rendre compte à travers une fiction ? L’une des questions centrales est : doit-on accepter de s’associer avec le mal pour le combattre ? J’interroge donc aussi la vision du policier. Tout est affaire de point vue. En fonction de ce qu’on regarde, notre perception est différente.
Comment montrer ce double jeu à l’écran ?
Pour montrer comment un personnage peut tout d’un coup renverser la perception que le spectateur a de lui, par un mot, un geste… il faut pénétrer dans les « coulisses ». Prenez cette séquence où Hubert et Stéphane sont dans la chambre d’hôtel, on a l’impression de voir un metteur en scène qui donne les dernières indications à un comédien avant de monter sur scène.
Enquête sur un scandale d’État, ce titre laisse imaginer un thriller d’espionnage rempli de certitude alors que c’est tout l’inverse ?
Je voulais un titre modeste, littéral. Trompeur aussi, car, en effet, nous ne sommes pas absolument certains d’être face à un scandale d’État. C’est une référence directe à la une de Libération qui décide à ce moment-là de faire de cette affaire un scandale d’État.
Enquête sur un scandale d’État
De Thierry de Peretti
Scénario de Thierry de Peretti et Jeanne Aptekman d’après L’Infiltré d’Hubert Avoine et Emmanuel Fansten
Image de Claire Mathon (A.F.C)
Produit par Frédéric Jouve