Toute la mémoire du monde : entretien avec la programmatrice Pauline de Raymond

Toute la mémoire du monde : entretien avec la programmatrice Pauline de Raymond

03 mars 2020
Cinéma
TLMM-2020
Quel est le point commun entre Citizen Kane d’Orson Welles, L’Enfer des anges de Christian-Jaque, Voyage à deux de Stanley Donen ou encore Blue Velvet de David Lynch ? Tous ces films ont été récemment restaurés et vont être projetés en copie 4K lors du festival « Toute la mémoire du monde ». Organisé du 4 au 8 mars 2020 à la Cinémathèque, ce 8e festival international du film restauré rend hommage au travail des archives, des ayants droit, des studios et des laboratoires pour sauver les œuvres du passé.

Pour cela, le festival propose aux cinéphiles et au grand public des rencontres avec des grands noms du cinéma, des ateliers, un ciné-concert, une « Nuit de cinéma » et bien sûr, une sélection des dernières restaurations menées en France et dans le monde. Mais comment organise-t-on un festival de films restaurés ? Réponse avec sa programmatrice, Pauline de Raymond.

Comment est née l’idée de créer un festival sur des films restaurés ?

Cela faisait quelque temps que nous cherchions à valoriser nos propres restaurations, un peu noyées dans la programmation abondante de la Cinémathèque. Nous étions en 2011 et Serge Toubiana, qui était alors directeur général de la Cinémathèque, et Laurent Mannoni (directeur du Patrimoine) ont eu l’idée d’organiser un grand colloque sur la conservation du film à l’ère du numérique pour mieux faire connaître nos missions : conserver les films, les restaurer, les montrer et les sauver ainsi de l’oubli.

Ces deux jours de colloque, organisés en octobre 2011 sur le thème « Révolution numérique : et si le cinéma perdait la mémoire ? » en partenariat avec le ministère de la Culture et le CNC, ont rencontré un grand succès public. Ce succès nous a confortés dans l’idée de créer un festival sur la mémoire du cinéma. De plus, nous nous sommes rendu compte qu’il n’existait alors aucun festival de ce genre à Paris ni en région parisienne.

« Toute la mémoire du monde », qui emprunte son titre à l’un des premiers documentaires d’Alain Resnais, est née fin 2012. Très vite, l’identité du festival s’est affirmée avec la section « Restaurations et incunables », qui reste aujourd’hui encore le poumon du festival. Parmi ses temps forts, la mise en avant d’autres institutions telles que la Film Foundation créée par Martin Scorsese en 1990 pour sauvegarder le patrimoine cinématographique mondial - à qui nous avons rendu hommage dès la première édition -, les conférences,  les ateliers et la journée d’études sur le travail des techniciens et des restaurateurs et les outils de restauration, organisée en partenariat avec le CNC, avec qui nous partageons cette politique de préservation du patrimoine cinématographique.

Comment déterminez-vous la programmation du festival ?

Nous souhaitons proposer une programmation la plus éclectique possible, allant du grand classique du cinéma de patrimoine, comme cette année Citizen Kane d’Orson Welles, Los Olvidados de Luis Buñuel…, aux films plus confidentiels, comme Filmemigration aus Nazideutschland de Günther Peter Straschek, un documentaire d'une grande rareté sur l'exil forcé d'artistes allemands sous le Troisième Reich, présenté pour la première fois en France.

Cela nous demande environ six mois de préparation, de recherches et de veille pour connaître les projets de restauration en cours auprès d’institutions internationales, comme la Fédération internationale des Archives du film (FIAF). En fonction de l’actualité des films restaurés, nous choisissons des œuvres attendues par le public. Ainsi, nous allons pouvoir diffuser Elephant Man de David Lynch en 4k, restauration qui n’a jusqu’à présent été diffusée qu’à Londres. Ce film étant particulièrement apprécié des cinéphiles, nous espérons qu’ils seront au rendez-vous. Nous sommes attentifs à avoir des « locomotives » et cherchons à compléter avec des raretés, des films qu’il était devenu impossible de voir dans de bonnes conditions, comme La Stratégie de l’Araignée de Bertolucci cette année.

Pauline de Raymonde, programmatrice de Toute la mémoire du monde
Pauline de Raymonde, programmatrice de Toute la mémoire du monde CNC

« Toute la mémoire du monde » est donc un festival destiné à tous…

Tout à fait ! Nous faisons en sorte que la programmation soit accessible au grand public, et que celui-ci puisse établir son propre parcours dans la programmation à partir des films proposés. De ce fait, nous avons cherché : d’une part, faire vivre le festival au-delà de La Cinémathèque, en projetant des films dans des salles partenaires, telles que la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, le Centre Pompidou, et bien sûr les salles d’art et essai (la Filmothèque du quartier latin, Cinéma Reflet Médicis,  Ecoles Cinéma Club…). D’autre part, attiser la curiosité du public en invitant des grandes figures du cinéma, artistes et techniciens, via des master class, des hommages… c’est une façon de créer des moments privilégiés.

Cette année met à l’honneur Isabella Rossellini, nous y reviendrons, Philip Kaufmann, un cinéaste influencé par la contreculture et dont le parcours a croisé celui du Nouvel Hollywood. C’est grâce à la Film Foundation que nous avons appris la restauration de L’Insoutenable légèreté de l’être, l’adaptation du roman de Milan Kundera. Nous avons également invité Rob Legato, une référence en matière d’effets spéciaux : de Titanic de James Cameron à Hugo Cabret de Martin Scorsese –pour lesquels il a été doublement oscarisé -, en passant par Apollo 13 de Ron Howard, il évoquera son parcours au cours d’une master class que l’on sait très attendue car il parlera aussi de son travail sur les suites d’Avatar.

Comment vous procurez-vous les copies des films restaurés ?

Au-delà de la FIAF dont je vous parlais, nous travaillons en étroite collaboration avec Park Circus, une société internationale de vente et de distribution de films. Elle représente plus de 25 000 films des studios américains et met à disposition les droits et les copies des films (souvent, nous y trouvons de grands classiques). Nous consultons aussi régulièrement la liste des films présentés au plan de restauration du CNC et échangeons tout au long de l’année avec différentes institutions à travers le monde.

De même, nous essayons de valoriser le travail de conservation que mènent les cinémathèques et différentes fondations via un hommage que nous rendons chaque année et qui permet de sélectionner quelques œuvres emblématiques. Cette année, nous rendons hommage à la Cineteca nazionale de Rome, qui a développé une politique de restauration très dynamique ces dernières années, à l’instar de la Cineteca di Bologna, très active dans le domaine de la préservation et de la restauration.  La Cineteca nazionale, qui est un lieu d’archives de films, est membre de l'Association des Cinémathèques européennes (ACE) depuis sa création et, depuis 1989, de la FIAF. Nous avons ainsi pu avoir accès à de grands titres du cinéma italien dans le cadre de cet hommage : ceux des films des frères Taviani (La Nuit de San Lorenzo -1981, Good Morning Babilonia -1975), mais aussi Pasqualino (1975) de Lina Wertmüller, qui est la première femme à avoir été nommée à l'Oscar de la meilleure réalisation.

Toutes ces collaborations sont autant de sources qui nous aident à définir la programmation du festival. Mais, bien que « Toute la Mémoire du monde » soit un festival de films restaurés, le cadre n’est pas rigide. Nous programmons également des films dans des copies anciennes, en 35mm, notamment dans le cadre de nos hommages à des invités.

Pourquoi rendre hommage à Isabella Rossellini ?

Isabella Rossellini est une figure intimement liée au cinéma, née d’une des unions les plus inattendues du cinéma : celle de Roberto Rossellini, figure majeure du cinéma moderne, avec Ingrid Bergman, l’une des plus grandes actrices hollywoodiennes.

Son parcours est fascinant : elle a grandi entre l’Italie et la France. Elle a été journaliste pour la télévision italienne avant de partir à New York. Elle a épousé Martin Scorsese, a travaillé comme mannequin pour les photographes Richard Avedon, Peter Lindberg, Paolo Roversi. Jeune, elle a tourné au cinéma dans Le Pré des frères Taviani – que l’on diffuse d’ailleurs au cours du festival. Son rôle dans Blue Velvet, la fantaisie noire et fiévreuse de David Lynch donne à voir l’étendue de son talent. Lorsque nous avons appris que Lynch travaillait à la restauration de son film, le prétexte pour inviter Isabella Rossellini au festival était tout trouvé.

Elle évoquera ses multiples talents, ainsi que ses grands rôles lors d’une rencontre. Elle présentera un certain nombre de films qui ont marqué sa carrière, mais aussi ceux qui ont réuni ses parents (Europe 51, Voyage en Italie…). Passionnée de biologie, elle montrera également ses « Green porno », des très courts métrages scientifiques et insolites sur le comportement sexuel animal. Des beaux moments de découvertes en perspective !