Comment est née l’idée de La Ligne ?
Tout est parti de ma rencontre avec Stéphanie Blanchoud et de mon envie de développer un projet ensemble, qu’elle incarnerait. Et moi qui parle souvent de territoire dans mes films, j’ai eu envie de partir du corps. Dans La Ligne, c’est lui le territoire ! Ce corps blessé, comme une cartographie où chaque cicatrice raconte une histoire. Or Stéphanie avait joué un seule-en-scène, Je suis un poids plume, où il était question de la boxe, des coups qu’on prend et qu’on donne. Elle était donc la personne idoine pour ce projet. Nous sommes parties sur l’idée d’un personnage féminin violent, Margaret, une femme de 35 ans. Une figure quasiment absente au cinéma. On y voit régulièrement des adolescentes violentes mais rarement voire jamais des femmes adultes qui, comme Margaret, quand elles n’ont pas les mots, frappent. Dès qu’on a commencé à faire des recherches, on a pu vérifier qu’il s’agissait d’un sujet tabou. Dans toute la Suisse, par exemple, il n’existe qu’une seule institution, à Genève, qui accueille des femmes violentes !
Cela a-t-il eu une implication sur la manière dont vous avez écrit ce personnage ? Deviez-vous, par exemple, donner davantage d’explications aux spectateurs ?
Ça a été la grande question durant la phase d’écriture. Mais pourquoi, parce qu’il s’agit d’une femme, faudrait-il davantage expliquer l’origine de cette violence ? Pour ma part, je ne voulais pas d’un sous-thème – la prostitution, la drogue, le conjoint violent – qui finirait par prendre le dessus sur le reste et justifierait les actes du personnage. À un moment, on s’est même demandé pourquoi nous-mêmes, en tant que femmes, nous cherchions à ce point à trouver une justification à ces actes. On a donc très tôt décidé qu’on devait retarder au maximum le moment de la révélation de l’origine de cette violence. D’accepter ce personnage comme il est. Je pensais à The Indian Runner, Rusty James, Barfly et leurs inoubliables héros masculins qui reposent sur cette logique-là, où on accepte le personnage et sa violence tels qu’ils sont.
Est-ce dans cette logique que vous avez conçu cette scène d’ouverture singulière où Margaret s’en prend physiquement à sa mère sous les regards effarés et effrayés du reste de la famille ?
Oui ! Je l’ai imaginée et conçue comme un uppercut, afin que le spectateur se prenne cette violence de manière frontale. Je voulais cogner tout de suite. Cette première scène devait contenir tout le film. Un concentré de violence qui explose et dont les ondes vont se propager tout au long du récit, par des accès de violence qui ressurgissent régulièrement chez Margaret. J’ai d’ailleurs commencé le tournage de La Ligne par cette scène. Pour que Stéphanie [Blanchoud] soit traversée par cette violence en tant qu’actrice, et que les autres personnages, à commencer par la petite sœur, soient saisis par ce moment et comprennent dès lors que tout peut arriver. D’où cette interdiction qui est faite dans la foulée à Margaret de ne plus approcher les siens à moins de cent mètres et la ligne tracée sur le sol pour démarquer ce territoire et la tenir à distance. Ce moment me paraissait aussi essentiel pour toute l’équipe technique – ma directrice de la photo Agnès Godard en tête – afin de bien situer le niveau de violence qui va déclencher la dramaturgie.
Comment prépare-t-on une scène aussi décisive ? Combien de temps avez-vous mis pour la tourner ?
On l’a tournée en un jour. Pour la préparer, j’ai fait appel à un storyboarder, ce qui ne m’était jamais arrivé sauf pour une scène de Home qui avait nécessité des effets spéciaux. Mais ça m’a tout de suite paru indispensable ici pour que tout le monde ait les mêmes plans en tête. Une fois sur le plateau où tout était chorégraphié, sans la moindre place à l’improvisation, on s’est aussi appuyé sur une cascadeuse pour que personne ne se blesse. Car tout était d’une violence inouïe. Stéphanie en est d’ailleurs sortie totalement épuisée. Mais ce moment l’a nourrie pendant tout le reste du tournage.
À quel moment est venue l’idée d’inscrire cette violence au sein d’une famille ?
Au fil de l’écriture. Dans un premier temps, on a commencé à imaginer pas mal de scènes où Margaret se battait comme un vrai cow-boy. Comme dans un western au féminin. Jusqu’à ce qu’on finisse par se confronter à l’origine de cette violence. Et là, j’ai été rattrapée par la question de la famille et l’idée du cercle familial. Avec ce personnage de mère – écrit pour Valeria Bruni Tedeschi – et sa violence différente, psychique, sournoise, qui se déploie. J’ai tout de suite aimé cette idée : plus le corps de Margaret se brise et laisse apparaître des fragilités, plus le personnage de la mère se montre d’une violence folle.
Parler de violence, c’est aussi se fixer des limites. Comment avez-vous décidé de ce que vous alliez filmer et cacher ?
Vous avez raison : on a d’ailleurs tourné plus de scènes de bagarres qu’il y en a dans le film. Parce que je me suis rendu compte sur la table de montage que cette accumulation devenait trop démonstrative, les cicatrices sur le corps de Margaret témoignant déjà de la violence passée. Il n’était pas nécessaire d’en rajouter. C’est sans doute le personnage que j’ai eu le plus de mal à écrire et à mettre en scène. Car Margaret est un personnage de l’instant. Elle n’a au fond ni passé ni futur. Il fallait donc que Stéphanie arrive à trouver cette immédiateté, cette animalité qui fait que quand elle est blessée, elle tape. Durant le tournage, mon travail a consisté à faire dérayer en permanence les choses, pour que Stéphanie [Blanchoud] ne s’installe jamais dans un type de jeu et ne soit jamais là où on l’attend. Jamais je n’avais travaillé ainsi. C’est la première fois par exemple que j’essaie des prises très différentes pour la même scène. Certaines plus en colère, d’autres plus en retenue. Et tout cela passait par le corps. D’ailleurs, pendant l’écriture, on avait fait une séquence de maquillage car j’avais besoin de voir le visage de Stéphanie marqué et blessé pour comprendre le type d’émotions que cela déclenchait. Car il ne fallait pas qu’elle en devienne repoussante…
C’est d’ailleurs l’un des défis de La Ligne : faire en sorte que le spectateur s’attache à un personnage au premier abord peu aimable…
Absolument ! On était tout le temps sur un fil car il ne fallait pas qu’on verse, non plus, dans une certaine mièvrerie. On est restés vigilants jusqu’à la dernière version du montage. C’est la raison pour laquelle j’ai montré durant cette période La Ligne à des personnes qui ne connaissaient rien de l’histoire, pour connaître leur ressenti par rapport au personnage de Margaret. Puis avec ma monteuse Nelly Quettier, on n’a jamais cessé de faire évoluer le curseur pour trouver le bon équilibre. Ne pas voir Margaret craquer trop tôt par exemple. Susciter trop vite de l’empathie pour elle lui aurait fait perdre de son mystère.
LA LIGNE
Réalisation : Ursula Meier
Scénario : Ursula Meier et Stéphanie Blanchoud
Photographie : Agnès Godard
Montage : Nelly Quettier
Musique : Jean-François Assy, Stéphanie Blanchoud et Benjamin Biolay
Production : Les Films du Fleuve, Les Films de Pierre, Bande à Part Films, Bandita Films, Rita Productions, Voo-Bee TV, Arte France Cinéma, RTS, RTBF
Distribution : Diaphana
Ventes internationales : Memento International
Sortie : 11 janvier 2022
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