Pourquoi avoir choisi le format vertical et pas une réalisation à 180 ou 360 degrés permettant de découvrir l’orchestre dans sa globalité ?
C’est la deuxième expérience en vertical que je réalise et je trouve que ce format-là convient bien au portrait. Il resserre et crée une intimité, une frontalité intéressante avec le personnage. On arrive à avoir une qualité de présence, avec la personne qui est en pied face à soi, difficile à obtenir en format paysage. Dans ce dernier, il faut être loin pour avoir la personne de pied, elle est donc davantage dans son environnement qu’en face-à-face. Le format vertical me stimule beaucoup et me permet de revoir autrement la manière de cadrer. Je me sentais parfois un peu inhibée en horizontal car pour chaque plan, d’autres de l’histoire du cinéma me revenaient. Le format vertical convient parfaitement à Lucie Leguay : il y a toute une réflexion à avoir sur l’idée de la verticalité de la fonction de chef d’orchestre, seul debout dans la salle. Cette place a souvent été masculine, presque autoritaire et dominante. J’ai essayé de faire en sorte de déconstruire un peu cette figure en gardant l’idée de verticalité et en tentant de montrer que ça pouvait être autre chose qu’un rapport de pouvoir, qu’il pouvait s’agir d’une relation de communication et de complicité pour faire de la musique ensemble.
Avec le vertical, faut-il trouver d’autres manières de raconter ?
Il a fallu effectivement trouver d’autres grammaires et un dispositif pour rendre compte de l’orchestre qui est horizontal. D’où l’idée des « split screens » (deux images différentes sont juxtaposées ou superposées à l’écran ndlr). Le regard navigue de l’un à l’autre, ce qui permet de voir l’orchestre autrement, d’assister à l’arrivée de Lucie, de voir qui entre et sort du cadre. Il est nécessaire de penser, dans ce format-là, que tout est ramassé comme dans une fenêtre : c’est la particularité du vertical qui renvoie plus directement vers une esthétique de tableau. Il faut travailler autrement le hors-champ mais c’était l’opportunité aussi d’avoir des moments où Lucie dirige et où, sur l’autre partie de l’écran, on voit les réactions de l’orchestre. Le spectateur d’un concert voit toujours le chef de dos, il n’a jamais vraiment accès à toute l’expression du visage et c’est quelque chose que j’ai essayé de retenir pendant toute la série : on voit souvent Lucie Leguay de dos, de côté ou de profil. J’ai gardé pour le dernier épisode cette révélation, le fait de la voir vraiment de face et de comprendre toute l’expression, l’émotion qu’elle met dans le regard.
Comment avez-vous découpé la série ?
En parlant avec elle, j’ai pensé à différentes facettes intéressantes pour arriver à la dimension pédagogique que j’affectionne. Je me suis donc demandé comment faire découvrir ce métier ésotérique, un peu abscons, du chef d’orchestre. Il y a une logique de registres (l’électro avec Wax Tailor, le classique puis le contemporain) puis une volonté de faire découvrir différentes facettes de Lucie. Je voulais aussi une double narration avec cette histoire en filagramme du cosmonaute (pour un projet photographique de son compagnon, Lucie Leguay pose en tenue de cosmonaute dans différents lieux du monde ndlr). J’ai découvert leur projet en préparant la série et je l’ai tout de suite trouvé drôle et fantaisiste. Ce qui m’a donné envie de lui donner une place dans la série, d’autant plus que l’espace a aussi été un domaine de conquête masculine. Lucie a une manière mystique de parler de la musique qui nous emmène dans un autre univers, qui nous élève sur un autre plan pour nous amener vers quelque chose de poétique, de spirituel. Avoir cette histoire de cosmonaute en parallèle est quelque chose de métaphorique.
Qui a eu l’idée de cette série documentaire ?
Upian, la société qui a produit Chef.fe, et la productrice Margaux Missika travaillaient déjà avec la Philharmonie. Ils avaient entendu parler du tremplin de chef d’orchestre remporté par Lucie Leguay et cherchaient une réalisatrice pour faire son portrait. Ils avaient vu ma précédente série, Gender Derby, et m’ont contactée. J’adore la musique classique que je pratiquais enfant, ce projet m’a donc tout de suite séduite. Il est un peu en décalage par rapport à mes sujets habituels : je suis très concernée par les questions de genre, de féminisme et de sexualité dans les communautés LGBT et queer. Mais décaler un peu mon approche et plonger dans un autre univers me faisaient du bien. J’aurais pu ne pas m’entendre avec Lucie, mais ça a été l’inverse : il y a eu un feeling immédiat quand je l’ai rencontrée pour la première fois et j’ai su qu’on allait pouvoir faire quelque chose ensemble. Elle est sociable, très bonne pédagogue, passionnée et à l’aise à l’image : ce sont les ingrédients magiques pour une réalisatrice. Nous avons essayé de donner envie tout en montrant à quel point ce métier est complexe.
Vous parlez de « décalage » avec vos sujets habituels sur le genre. Le titre de la série « Chef.fe » est pourtant inclusif.
On met toujours sa patte et une part de soi dans un projet. Mais Chef.fe, c’est le portrait d’une femme chef d’orchestre alors qu’elles sont une minorité dans ce métier perçu comme masculin. L’idée d’inclusivité dans le titre venait de moi, Lucie apprécie de son côté le fait que la fonction soit neutre même si elle reconnaît les inégalités. Je tenais à ce qu’on entende à la fois la fonction et la féminisation dans le titre-même. Mais ce n’est pas un plaidoyer féministe car ce n’était pas l’énergie du personnage suivi : je vais dans son sens et j’épouse son positionnement. J’avais envie de montrer davantage comment cette femme parle de la musique et de la fonction de chef d’orchestre. Et après, dans une optique plus large, bien sûr que ça contribue à rendre visibles d’autres femmes, à montrer des métiers différemment. Il y a des perspectives féministes, mais ce n’est pas l’enjeu premier de cette série.
Vous avez réalisé des expériences verticales, en VR, des installations… Pourquoi une telle diversité de formats ?
Je viens davantage des arts plastiques que du monde du cinéma : j’ai besoin de tordre les formes et d’en trouver d’autres. J’ai vraiment envie de montrer la puissance formelle qu’il peut y avoir dans l’art documentaire. J’aime la variété, je n’aime pas me répéter, j’aime trouver la forme qui correspond au sujet et expérimenter. Si on applique une sorte de méthode, on se formate soi-même et il est difficile de lutter contre ça. Changer de formes demande l’effort de chercher des cadres, des mouvements, des rythmes et des durées.
La série Chef.fe a été produite par Upian, en association avec la Cité de la musique - Philharmonie de Paris, avec le soutien de YouTube, du CNC, de la Sacem et de Dominique Senequier.
