Vous avez commencé la programmation, lorsque vous étiez adolescent, sur des calculatrices graphiques…
Hugo Verlinde : J’ai un parcours qui va du cinéma expérimental aux œuvres numériques en passant par les installations vidéo. C’est une exploration de l’image en mouvement sous toutes ses formes. Le point de départ est effectivement au milieu des années 1980 lorsque je découvre, adolescent, la programmation sur une calculatrice graphique. Et plus précisément quatre courbes - cosinus, sinus, logarithme et exponentielle - capables de se combiner et de s’associer entre elles à l’infini. Pourquoi j’ai choisi ces courbes ? Il n’y a pas de raison objective, ça ne s’explique pas. J’étais fasciné par leur beauté formelle, leur pureté et le sentiment d’éternité qui se dégage. Je les trouvais parfaites et cristallines.
Comment a été accueilli l’art né des mathématiques ? Avec perplexité ?
Il y a toujours des réticences face aux nouvelles pratiques. Les artistes sont les premiers à comprendre les possibilités qu’offrent les technologies en termes de langage, donc la réserve du public face au renouveau artistique est naturelle. C’est exactement ce qu’il s’est passé pour le cinéma. Quand les cinéastes des années 20 commencent à inventer un langage à partir de la prise de vue et du montage et parlent d’un septième art, les intellectuels de l’époque considèrent que c’est un non-sens.
Vous avez fait l’école de cinéma Louis-Lumière. Vous avez été chef opérateur puis réalisateur de documentaires institutionnels et vous avez également étudié le cinéma à l’Université Paris III Censier. Pourquoi ne pas être resté dans ce domaine ?
J’ai commencé une carrière de réalisateur mais je me suis rapidement tourné vers la dimension du cinéma qui m’intéressait le plus, celle des plasticiens. C’est la découverte du cinéma expérimental qui m’a fait changer de voie. Au moment où je préparais le concours de Louis-Lumière, je connaissais déjà les films de l’avant-garde française tels que ceux de Jean Epstein. J’ai eu envie de creuser un peu plus dans cette direction.
Vidéo Solar System https://vimeo.com/73406656
Pourquoi avoir choisi de travailler les courbes mathématiques pour vos créations évoquant l’univers et le ciel ?
Les courbes fonctionnent en couple : cosinus/sinus et logarithme/exponentielle, soit une courbe et son contraire. Ma pratique se nourrit de contraires que je cherche à harmoniser. Je ne sais pas d’où vient ce désir. C’est le plaisir d’être dans le mélange, de chercher l’unité par la lutte des contraires. J’ai une approche amoureuse des mathématiques, j’ai vraiment une relation sensible et émotionnelle avec ces courbes transcendantes. Il y a des parallèles à faire avec la science. Les lois de la nature s’écrivent dans un langage mathématique, et ces courbes transcendantes s’y retrouvent en permanence. Cosinus et sinus, c’est le mouvement des planètes autour du soleil, la figure de l’ellipse. L’exponentielle, c’est la loi de la désintégration radioactive décrivant les réactions nucléaires à l’intérieur des étoiles. La courbe logarithme se retrouve dans les lois étudiant les sensations liées au corps - auditives et visuelles. Ces courbes, choisies de manière inconsciente, sont les briques élémentaires des lois de l’univers. Sans en être conscient, mon imaginaire s’est inspiré des lois de la physique pour reconstruire le ciel.
Vidéo Derviches : https://vimeo.com/72029732
Comment travaillez-vous ?
Je suis avant tout dans l’attention et le plaisir. En associant ces courbes entre elles, je commence, lorsque je suis adolescent, à faire mes premiers modèles que j’appelle mes Derviches. Depuis plus de trente ans, je fais pour chaque modèle une petite séquence en film pour me souvenir de leur forme et de leur dynamique. Dans ces séquences, les figures tournent sur elles-mêmes, et se métamorphosent à l’image des Derviches Tourneurs, d’où leur nom. Mes Derviches, sont un peu mes cellules souches à l’origine de chacun de mes films et de mes installations. J’ai une approche très intuitive et sensible de ce matériau. Je sais comment retravailler ces courbes pour avoir un peu plus de richesse et de complexité en voyant les nœuds des formes.
Vous avez commencé votre travail d’artiste avec du cinéma expérimental. Comment s’est fait le virage vers les installations ?
Au début des années 1990, je passe de la calculatrice graphique aux tout premiers ordinateurs familiaux. La limite est présente dans la vitesse de calcul. Chaque image met 4 minutes à se dessiner sur l’écran. C’est un bonheur de les voir se déployer comme ça, pixel par pixel. Je suis dans un rapport de contemplation et de rêverie sans fin sur l’écran. Comme le temps de calcul était important, je me suis concentré sur les formes brèves, en réalisant des boucles de 240 images soit 10 secondes de projection. Elles ont été projetées sous la forme d’une performance à la Cinémathèque française en 2000. La richesse formelle était telle qu’on ne percevait pas la dimension répétitive, même après 3 minutes. Ce sont ces premiers travaux qui m’ont fait entrer dans une nouvelle dimension de l’espace, et qui m’ont poussé à dépasser le cadre étroit de l’écran. En 2006, je découvre l’équipe du Cube d’Issy-les-Moulineaux. Le directeur artistique, Florent Aziosmanoff, me propose d’animer des ateliers d’initiation à l’art numérique pour y présenter mon parcours. Au Cube, j’ai la chance de travailler avec son directeur technique, Didier Bouchon, qui simplifie mon programme dans des proportions que je n’aurais jamais imaginées. J’accède au temps réel et c’est une claque. Avec le cinéma, on pense les images avec un ordre : il y a un début, un milieu et une fin. Avec le temps réel (la générativité ndlr), c'est une rupture profonde. Même l’artiste qui a conçu l’œuvre ne sait pas exactement comment va vivre et évoluer son univers. Le cinéma invente le flux des images, l’art numérique travaille à le dissoudre.
Vidéo Soleil et chair : https://vimeo.com/267256216
Vous réalisez des œuvres interactives comme Soleil et chair (2018). Pourquoi est-ce important que le public ait une incidence sur vos créations ?
Grâce à l’interactivité, les œuvres vont devenir agissantes et vont créer une relation spécifique avec le public. C’est le cas de Soleil et Chair. Pour sa 20è édition en 2018, Laval Virtuel (un salon dédié aux nouvelles technologies et à l’innovation ndlr) s’est ouvert aux installations d’artistes. J’ai pu présenter cette œuvre projetée sur un écran de 8 mètres de base sur 3 mètres de hauteur. Jusqu’à 80 personnes en même temps peuvent jouer dans ce ballet cosmique composé de trois soleils. Sans interaction avec le public, l’œuvre se joue de manière imprévisible : il est impossible d’anticiper les variations de rythmes, de direction des étoiles et même de couleurs. Dès qu’une personne entre dans la composition, elle est perçue par l’œuvre qui vient ouvrir une fenêtre au niveau de son emplacement. Le public fait jaillir une brèche verticale dans laquelle une partie invisible du ciel se dévoile. Chaque spectateur sort de sa réserve, participe, tâtonne... Des personnes, sans se connaître, s’associent entre elles pour explorer l’œuvre. Certains se tenaient par la main pour voir entièrement la partie cachée. Il y a une dimension ludique, sensorielle, émotionnelle et de plaisir. Une installation est vraiment réussie pour moi quand le public s’en empare.
Derviches - Hugo Verlinde - 1992 from Hugo Verlinde on Vimeo.