Ce projet est-il né d’une envie d’adapter L’Ecume des jours ou de commémorer le centenaire de la naissance de Boris Vian ?
D’une envie personnelle. Je viens du spectacle et j’ai été amenée, lors des rencontres européennes de l’Adami, à croiser la route de développeurs. Ces journées, pendant lesquelles les artistes travaillent avec eux pour imaginer des prototypes, ont fait naître en moi l’idée de proposer une œuvre narrative et d’inventer une écriture pouvant mettre en jeu ces dispositifs innovants. Mon projet autour de l’Ecume des jours (produit par Black Euphoria, les Films du Marigot, la Cohérie Boris Vian et la Cie Underground Sugarest ndlr) est né en 2017, il n’y avait donc pas encore la dimension centenaire. De par son ampleur – le spectacle et la forme immersive venant compléter la narration -, le temps a fait que l’on est arrivé au moment du centenaire.
La forme immersive a donc été imaginée après le spectacle ?
Oui, il s’agit au départ d’une proposition d’adaptation dans un dispositif interactif. Je suis partie d’une des dernières phrases du roman – « Colin vivait en arrière, il se souvenait de tout et souriait quelquefois » - pour la scénographie dans laquelle on remonte le temps. Mon parti-pris était de dire que ce sont les émotions, et non pas les lois de la physique, qui bousculent la réalité. Nous avons donc travaillé avec des effets spéciaux et des lignes de code modifiant les images pour proposer cette adaptation en vingt tableaux visuels et sonores qui ont nécessité un important tournage sur fond vert. Le comédien est entouré d’écrans sur scène et les images sont altérées en fonction de son déplacement. J’ai ainsi représenté les émotions avec les différents états de l’eau : l’eau est effervescente pour le désir, plus trouble pour l’angoisse… Je me suis vraiment construite en même temps que le projet prenait vie. En commençant le spectacle, je ne pensais pas avoir l’opportunité de créer une expérience immersive. Ce qui serait génial aujourd’hui serait de pouvoir diffuser le spectacle et l’expérience au même endroit. Les rares fois où j’ai pu présenter les deux formes au même moment, j’ai pu voir que certains spectateurs, qui connaissaient le livre, venaient pour découvrir son adaptation tandis que d’autres, qui ne connaissaient pas l’œuvre, étaient attirés par le dispositif technologique. La rencontre entre les deux crée des passerelles entre la littérature, le spectacle, les nouvelles technologies, le cinéma et le jeu vidéo. C’est intergénérationnel.
Comment traduit-on l’univers si poétique de Vian en spectacle et en création VR ?
J’ai rencontré beaucoup d’experts dans leur domaine pour imaginer un projet à la hauteur des ambitions. J’ai notamment été accompagnée d’Alain Lagarde (qui s’est occupé avec moi de la direction artistique de l’expérience immersive) pour créer des tableaux modernes en respectant les exigences de narration choisies, à savoir que Colin revit son histoire. Le spectacle n’est pas une adaptation exhaustive du roman mais une interprétation. Je fais habituellement de la direction artistique au théâtre. Lire des plans ou faire un découpage cinématographique est une autre aventure. Je me suis donc d’abord formée à la VR et à la réalisation pour le cinéma et j’ai eu la chance d’être accompagnée dans le cadre du Labo Pôle Média Grand Paris. J’ai aussi répondu à l’appel à projets du Centre Pompidou et de l’Ircam, mandatés par l’Europe dans le cadre du dispositif Horizon 2020 – recherche et innovation : un jury sélectionnait des dispositifs technologiques et les artistes étaient invités, dans un second temps, à choisir le dispositif les inspirant afin de s’en emparer. J’ai rencontré dans ce cadre-là les Marseillais de Black Euphoria qui présentaient une structure cylindrique itinérante pour proposer des expériences VR collectives : le public pénètre à l’intérieur de la structure qui fait 8m de diamètre et comporte des écrans de 3m de haut dont on peut modifier en temps réel les images grâce à de la capture volumétrique.
Quel est l’enjeu de cette expérience VR ?
Le public pénètre à l’intérieur de la structure, comme s’il entrait dans la chambre de Colin. Il va ensuite pouvoir interférer avec les objets phares de Boris Vian comme le pianocktail, apprendre à danser le biglemoi ou effacer les fleurs anti-nénuphars pour faire avancer la narration. J’ai imaginé une écriture dans laquelle le dispositif est un élément central de la narration. Nous avons conçu des scénarios différents en fonction des interactions déclenchées par le spectateur. On entre dans cette chambre qui, dans le roman, est complètement onirique et se transforme au gré des états d’âmes.
La VR est-elle la technologie parfaite pour recréer la poésie de cette chambre et l’univers de Boris Vian ?
Oui, d’autant plus que Boris Vian était un auteur, musicien et ingénieur de l’Ecole Centrale. Je pense qu’imaginer un projet assez technologique était dans son ADN. Utiliser la VR permettait de présenter une œuvre de Boris Vian très contemporaine. C’est très émouvant de voir comment le code peut apporter une poésie au projet et comment l’image s’adapte grâce à la technologie. Il y a d’ailleurs de nombreuses notions technologiques dans le roman de Boris Vian. Il écrit ainsi : « Le principe du biglemoi (….) repose sur la production d’interférences par deux sources animées d’un mouvement oscillatoire rigoureusement synchrone. ». Cette définition donnée à un technicien correspond à des lignes de physique.
L’univers de Boris Vian est-il idéal pour l’expérimentation ?
Je ne sais pas s’il était surréaliste mais son écriture l’est parfois. Lorsque je mets en scène une pièce, il m’arrive de dire à mes comédiens en répétition : « Votre jeu est génial, mais il faudrait un truc magique ». Il est possible désormais de créer cette magie grâce aux nouvelles technologies. Le public de L’Ecume des jours VR n’a pas besoin de manette pour jouer, il a juste à tendre le bras ou la main, onduler du bassin ou sauter pour déclencher une réaction de la part de Chloé. S’il ne bouge pas, elle est complètement pixellisée dans l’espace. Ce qui est intéressant avec l’expérience immersive, c’est qu’elle permet de placer le spectateur dans la peau de Colin. Le dispositif est très technique mais les comédiens jouent de manière organique dans un univers qui l’est tout autant.
Vous avez pu rencontrer, pour cette double interprétation de L’Ecume des jours, Nicole Bertolt, la directrice du patrimoine et mandataire de l'œuvre de Boris Vian.
C’était une rencontre vraiment magique. J’ai croisé sa route pour la première fois en 2017 et nous sommes allées dans l’appartement de Boris Vian dans la Cité Véron à Paris. Il est resté tel que l’écrivain l’avait laissé même s’il est habité. On entre dans un univers fort et émouvant. Nicole a reçu mon projet en disant qu’avec sa dimension technologique, il était dans l’ADN de Boris Vian. Elle a rendu le projet possible : en tant que productrice du spectacle, elle a participé à sa réalisation. Elle était aussi garante que mon interprétation soit respectueuse du texte de Boris Vian. Je n’avais qu’une directive : ne pas changer une virgule du texte tout en ayant la possibilité de le mettre dans le sens que je voulais. Il y a de nombreux allers-retours dans le roman que je ne pouvais pas faire car ça multipliait les décors. J’ai donc rassemblé les actions à des moments précis.