Si la base sous-marine a un temps accueilli quelques entreprises, elle a longtemps été abandonnée. Pourquoi un tel désintérêt ?
Inaugurée en mai 1943, la base n’a été opérationnelle que quelques mois, jusqu’à l’été 1944, ce qui est très court au regard du chantier qui a duré environ deux ans. Plusieurs paramètres expliquent son abandon pendant de nombreuses années. Le premier est lié à son histoire : c’est un bâtiment d’Occupation allemande né d’une défaite de notre pays. Bordeaux est une ville qui a largement, et ouvertement, collaboré pendant la Seconde Guerre mondiale. La base sous-marine est donc un vestige auquel certains voulaient tourner le dos. De plus, la Marine nationale a cédé sa gestion au Port autonome de Bordeaux qui n’avait pas de réelle fonction à lui donner.
D’autres paramètres sont-ils entrés en jeu ?
L’histoire de la base sous-marine est également liée à celle des aménagements urbains de Bordeaux. La base était une sorte de frontière entre le quartier plutôt bourgeois des Chartrons et celui plus populaire de Bacalan. Après la Seconde Guerre mondiale, la ville s’est développée en tournant le dos aux bassins et à la base. Le quartier de Bacalan s’est urbanisé mais une forme de scission a eu lieu, le Bordelais des années 1970 à 2000 ne se rendait pas dans ce quartier qui n’était pas touristique. Il y a aussi eu un déclin économique avec la fermeture des usines installées autour des bassins à flot qui ont été déclassés en 1982 par le port de Bordeaux. Cette zone s’est donc transformée finalement en friche portuaire, puis industrielle et militaire. Trouver un projet redonnant vie à la base sous-marine a donc pris du temps. Lorsque le port gérait la base, il le faisait comme un hangar avec des contraintes financières et techniques importantes. Ensuite, la réflexion à l’échelle de la ville a pris du temps car il y avait un poids historique et politique. Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux entre 1947 et 1995, était un ancien résistant. Il n’allait pas valoriser un patrimoine issu de l’Occupation et construit par un occupant contre lequel il s’est battu. Ce n’est pas anodin de voir que la bascule de « friche militaire » à « équipement culturel en devenir » s’est faite au début des années 1990, lors du dernier mandat de Chaban-Delmas et lors du premier d’Alain Juppé. Une autre dynamique s’est mise en place avec la volonté de réintégrer des quartiers périphériques de la ville.
Le passé militaire a donc longuement pesé sur l’avenir de la base sous-marine ?
Après la guerre, le bâtiment n’était pas considéré comme du patrimoine mais comme une « verrue ». Peu de personnes se seraient positionnées pour le garder, notamment celles qui ont vécu l’Occupation ou les bombardements qui ont fait beaucoup de victimes civiles autour de la base sous-marine. Mais le détruire aurait coûté une somme colossale en plein contexte de reconstruction de la France – reconstruction qui était la priorité à l’époque. Il n’y avait pas de besoins particuliers de détruire la base dont les fondations en béton armé se trouvent à 12 mètres de profondeur. Détruire de tels bâtiments se faisait à la dynamite à l’époque, il y avait donc un risque de propagation à d’autres équipements portuaires et à certaines parties des quartiers alentours.
En 1964, Jean Cayrol a tourné la dernière scène du Coup de grâce à la base sous-marine. En 1978, elle a accueilli une représentation d’une pièce de théâtre dans le cadre du festival Sigma avant d’être utilisée en 1980 comme galerie d’exposition pour le peintre et sculpteur Sarkis (pour des travaux inspirés d’un graffiti photographié à proximité de l’U-Bunker). Ces rares évènements ont-ils joué un rôle dans la reconversion de la base en lieu culturel ?
Ces évènements ont été très ponctuels mais il ne s’agissait pas d’une ligne directrice. Ils ont malgré tout permis de faire revenir le public dans ce lieu et de juger la base sur ses valeurs esthétiques et son potentiel d’écrin pour des expositions. Le film de Jean Cayrol n’était pas, par exemple, une reconstitution d’une base sous-marine pendant la guerre. C’est l’esthétisme du lieu qui l’intéressait. Le festival Sigma a jugé que la base pouvait être le décor parfait pour une pièce en particulier, les autres (aussi bien la même année que les éditions suivantes) ont été présentées ailleurs. Dans tous ces exemples, il y a une logique artistique. Mais le cœur de la reconversion a été politique. Au début des années 1990, la mairie a cherché une nouvelle fonction à la base sous-marine. De nombreux projets ont été proposés dont un Conservatoire international de la Plaisance qui finit par ouvrir en 1993. C’est une étape importante car c’est la première fois que le public pouvait rentrer librement – et légalement – dans la base sous-marine. La nouveauté a attiré le public mais avec les collections qui n’étaient pas ou peu renouvelées et le tourisme qui était moindre qu’aujourd’hui, les visiteurs venaient une fois et ne revenaient pas forcément. Le Conservatoire a fini par fermer ses portes en 1997.
Qui décida finalement d’en faire un lieu d’exposition dédié à la culture ?
La ville a pris la main. En 1998, elle a engagé des travaux puis a rouvert la base sous-marine en 1999 en exposant des collections du Conservatoire de plaisance et en proposant en parallèle une programmation d’art contemporain. L’arrivée en l’an 2000 de Danièle Martinez à la direction de la base sous-marine a été très importante : c’est elle qui a donné cette dimension artistique au lieu et qui a fait le pari de donner accès à tous à l’art contemporain en rendant l’entrée gratuite. Et ça a marché, d’autant plus que le public n’avait pas besoin d’être un expert en art ou de connaître la vie de l’artiste pour apprécier les expositions. Dans la base sous-marine, on peut aussi exposer des œuvres sans distraction : il n’y a pas le bruit de la rue ou de lumière naturelle, c’est juste un mur noir, une œuvre et un spot de lumière qui nous permet de nous confronter à l’œuvre. Si les artistes étaient d’abord régionaux, la base sous-marine a fini par gagner en renommée et a ouvert ses portes aux photos de l’agence CAPA ou de Robert Bresson, à des peintres et photographes plasticiens comme Georges Rousse, à des artistes contemporains comme Yann Arthus-Bertrand et Amos Gitaï…
Et qu’en est-il aujourd’hui, avec l’ouverture le 10 juin dernier des Bassins de Lumières ?
La directrice de la base sous-marine n’est plus la même (Danièle Martinez est décédée en 2017 - ndlr) mais la démarche est la même qu’avant. A l’exception des bassins 1 et 2 et parfois de ceux 3 et 4 (la base sous-marine comporte au total 11 alvéoles, 4 bassins à flot et 7 bassins asséchables - ndlr), le reste était fermé auparavant. Mais depuis deux ans, la mairie a un projet 3 en 1 pour cet espace de 45 000 m². Une taille telle qu’il est impossible pour un seul opérateur de prendre à sa charge la restauration et la mise aux normes du bâtiment. La mairie de Bordeaux, qui occupait jusqu’à présent un des espaces de la base sous-marine - une tour dans laquelle se trouvaient avant les salles de machinerie et de repos pour les techniciens – continue à gérer cet espace et propose une programmation d’art contemporain. Les 4 premiers bassins de la base sont dédiés aux Bassins de Lumières de Culturespaces qui a une délégation de service public de 15 ans. Cet espace a une vocation culturelle très grand public. Enfin, les alvéoles 5 à 11 ne sont pas occupées pour le moment. Mais il était prévu qu’un appel à projets soit lancé à destination des privés et associations pour occuper des espaces (un bout de toit, une cellule, une partie d’un bassin, un bassin entier…) mais toujours avec une vision culturelle. Les Bassins de Lumières sont une étape d’un processus global de reconversion de la base sous-marine et de reconnaissance du patrimoine de la Seconde Guerre mondiale. Il a fallu du temps pour qu’on s’intéresse à ce patrimoine qui ne nous a pas été transmis volontairement mais qui nous a été « imposé ». La base sous-marine est un écrin magnifique pour des expositions. Le public s’y rendait pour l’atmosphère du lieu sans toujours se rendre compte de son histoire. Ce qui est intéressant avec les Bassins de Lumières, c’est qu’un espace est dédié à un petit musée donnant les clés de la compréhension de la base sous-marine. Un tel espace est apparu épisodiquement dans les années 1990 mais il avait été supprimé alors qu’il est important de montrer l’histoire de ce lieu qui incarne aussi les techniques de construction des années 1940.
Mathieu Marsan est l’auteur de l’article La base sous-marine de Bordeaux, sous le béton la culture paru en 2012 dans In-Situ, la revue des patrimoines du ministère de la Culture et de la Communication.