Comment est née The Key, votre création primée à Tribeca et sélectionnée à la Mostra de Venise 2019 ?
The Key n’est pas un simple film, c’est une installation avec des acteurs mêlant théâtre immersif et VR. Ce projet est né grâce au programme Oculus VR For Good. Chaque année, Oculus (un des leaders sur le marché des casques VR et des plateformes de contenus VR - ndlr) sélectionne entre 6 et 10 créateurs expérimentés pour les associer en binôme à des organisations caritatives. Nous nous retrouvons pendant deux jours à San Francisco pour échanger et créer une expérience qui parle des activités de l’association ou de la cause qu’elle défend. La plupart des projets créés dans ce cadre sont des vidéos 360°. Mais en 2018, année à laquelle j’ai participé au programme, Oculus voulait des créations plus ambitieuses, tournées vers l’interactivité et les moteurs de jeu.
Qu’aviez-vous envie de montrer avec The Key ?
J’ai travaillé avec Friends of Refugees, une association qui aide les réfugiés arrivant aux Etats-Unis à trouver un emploi ou à parler anglais. Il y a déjà beaucoup d’expériences VR sur les réfugiés. J’ai moi-même voyagé en Irak et je suis allée dans des camps de réfugiés pour The Sun Ladies (une expérience VR dans laquelle elle suivait des Yézidies, anciennes esclaves sexuelles de Daesh, ayant formé une unité de combat féminine pour lutter contre les terroristes - ndlr). Je n’avais donc pas envie de partir sur un nouveau projet autour de ce thème, d’autant plus qu’il y a, à mon sens, une fatigue du public, inondé de ce genre d’histoires, qui aboutit à un manque croissant d’empathie. Mais une anecdote m’a alors marquée. L’un de mes interlocuteurs m’a raconté que de nombreux réfugiés gardaient la clé de leur maison de leur pays d’origine alors qu’elle a été détruite ou qu’ils ne la reverront peut-être jamais. J’ai eu envie de construire une expérience autour de ce symbole. Le spectateur ne découvre qu’à la fin qu’il a vécu une métaphore du parcours d’un réfugié qui doit quitter sa maison et laisser au fur et à mesure des choses derrière lui, sans pour autant arriver à abandonner cette clé.
Vous parliez du manque d’empathie du public face à ces histoires de réfugiés. La VR favorise-t-elle une nouvelle empathie ?
Oui et non. Il y a quelques années, Chris Milk, un des pionniers de la VR, a eu, lors d’une conférence, cette phrase devenue célèbre et endémique : « La VR est une machine à empathie ». Être immergé dans un monde et se retrouver face-à-face avec des personnages qui nous regardent droit dans les yeux, comme s’ils étaient physiquement présents, décuple forcément l’empathie. Mais cette phrase est aussi devenue une excuse pour vendre de la VR partout. Quand la réalité virtuelle est bien faite, oui il y a une empathie que la télévision et le cinéma ne peuvent pas produire de la même manière. Mais contrairement à ces autres mediums, la VR est un langage avec lequel on tâtonne encore.
Vous vous méfiez des effets de mode ?
Oui, comme pour n’importe quel autre medium finalement. Notre rapport aux nouveaux media a été modélisé et si vous regardez le diagramme sur l’adoption des nouvelles technologies, il y a toujours une première phase qui apparaît comme une bulle de rêve, d’espoirs et d’excitation. Elle est suivie par « une vallée de la désillusion », lorsqu’on se rend compte que cette technologie n’est pas telle qu’on l’imaginait. La bulle explose et il y a ensuite une pente douce qui mène à l’établissement du marché de la technologie. Aux Etats-Unis, où je suis installée, l’année 2018 a été celle de la « vallée de la désillusion » : il était alors difficile de continuer les créations en VR vu le manque global de soutien. La France en est actuellement à ce stade-là, d’autant plus qu’il s’agit d’un medium auquel peu de gens ont accès. Qui a un casque VR chez lui actuellement ? Peu de monde. Il faut aller dans des salles équipées, des musées ou des festivals pour ça. Comment créer pour un marché microscopique et comment continuer à améliorer notre langage ? C’est la question que l’on se pose actuellement, même si le casque Oculus Quest, qui vient de sortir, est un peu plus accessible aujourd’hui, avoisinant les 400 dollars. Le joueur n’est plus obligé d’être branché à un ordinateur coûteux ou de mettre des capteurs par exemple. Certains de mes amis, qui ne sont pas dans la VR, en ont acheté un et me demandent comment voir mes films. C’est encourageant. On va enfin pouvoir montrer nos histoires au grand public et pas seulement à ceux qui vont dans des festivals prestigieux ou des musées.
The Key est votre premier projet animé. Comment l’avez-vous réalisé ?
Je viens du cinéma traditionnel où j’étais chef opératrice. J’ai donc dû apprendre à maîtriser ce nouveau langage de l’animation. J’ai adoré la liberté de création de l’animation mais elle est à double tranchant : tout est possible artistiquement, il est donc facile de se perdre et d’arriver à un résultat décousu. J’avais également peur du côté « interactif », de transformer le public passif en public actif. Il est en effet difficile de gérer la dérive « jeu vidéo » et je ne voulais pas dire au public d’appuyer sur un bouton pour faire une action. J’ai donc prévenu les développeurs que le spectateur devait se servir des manettes de contrôle comme de ses mains pour toucher quelque chose. Je souhaitais des interactions simples et intuitives, sans tomber dans le jeu vidéo. J’ai toujours peur que l’interactivité se mette en travers de l’émotion même si les jeux vidéo m’inspirent beaucoup. Si vous me demandez de citer les expériences les plus émotionnelles que j’ai pu avoir ces dernières années, je vous donnerai des titres de jeux vidéo plutôt que de films ou de séries. L’industrie vidéoludique a acquis ces dernières années un état de grâce avec des jeux extraordinaires, comme Journey ou What Remains of Edith Finch, qui m’ont particulièrement bouleversée.
Envisagez-vous, après la VR, de vous tourner vers le jeu vidéo ?
C’est un domaine qui m’intéresse. J’aime apprendre, me remettre en question et sortir des sentiers battus. J’aimerais réaliser un jeu vidéo indépendant dans la lignée de The Key, en restant dans le narratif et l’émotion. Mais le cinéma reste mon premier amour et j’espère réaliser un jour un long métrage. J’ai pour autant l’impression que le cinéma est arrivé à un âge avancé où il est difficile de trouver de nouvelles façons de raconter des histoires. Alors que ce qui m’intéresse, c’est une forme de révolution narratrice.
C’est ce qui vous a poussé vers la 3D relief puis la VR ?
Oui. J’ai une fascination pour l’art de la narration depuis mon enfance. Je l’ai un peu abandonnée à l’adolescence car j’étais douée en mathématiques et en physique. Mais lorsque j’étudiais à l’école de cinéma Louis Lumière, je me suis tournée vers la 3D relief car il y avait ce mariage entre la science et la narration. Toutes les personnes impliquées dans ce domaine savaient que la prochaine étape était la réalité virtuelle.