Vous avez coécrit ce film avec Nicolas Peufaillit, qui a notamment co-scénarisé la série Les Revenants. Vous êtes-vous inspirés de cette dernière pour imaginer l’ambiance mystérieuse d’Ordesa ?
Nous avons en fait davantage pris comme références Les Autres d’Alejandro Amenábar (2001) ou A Ghost Story de David Lowery (2017) qui nous a également beaucoup marqués. Pour Ordesa, nous voulions quelque chose de très silencieux. Mais je n’aurais jamais spontanément cité comme référence Les Revenants même si on y retrouve évidemment la patte de Nicolas Peufaillit. Car le projet avait déjà cette tournure fantastique avant son arrivée.
Est-ce pour créer cette atmosphère que le film a peu de dialogues ?
Nous voulions peu de dialogues car nous souhaitions laisser le spectateur se déplacer dans les différentes scènes et chercher les personnages. Nous avions peur que le film fasse trop « théâtre filmé » avec des personnages parlant beaucoup, ce qui aurait nui à notre dispositif où l’utilisateur peut se déplacer dans l’image et interagir avec le film à certains moments. Car les scènes de dialogue ne sont pas toujours propices à cette interactivité. Il fallait donc trouver le bon dosage.
Quels enjeux aviez-vous pour la musique ?
Je travaille pour tous mes projets avec la même personne, le musicien Grégoire Pastre. Nous avons pensé ensemble à des musiques pouvant « boucler » [être répétée indéfiniment, NDLR] puis s’accélérer pour s’adapter ainsi au rythme et aux actions de l’utilisateur. Il y a donc eu un travail complexe de composition, proche de celui réalisé pour le jeu vidéo. L’utilisateur ne doit jamais avoir l’impression que la musique tourne en rond et cette dernière doit rester malgré tout cinématographique. Nous avons par exemple utilisé une citole [un instrument médiéval à cordes pincées, ndlr] pour rythmer certains passages. On l’entend après certaines interactions, comme lorsque l’utilisateur passe une porte. Il y a par ailleurs, à la fin, une scène dans laquelle Lise court dans la forêt en appelant son père. Un plan large montre ce dernier marchant dans la brume alors que sa fille crie au loin. Là, il y a une boucle presque invisible. Tant qu’il ne trouve pas Lise, qui est cachée dans l’image, le film n’avance pas. La musique ne reprend que lorsque le spectateur débusque Lise ou après plusieurs minutes. Ordesa a été pensé pour essayer de stimuler l’utilisateur en permanence. C’est le cas par exemple avec les gros plans sur les personnages. Le cadre n’est pas gracieux mais c’est un choix de notre part pour pousser le spectateur à être proactif et à garder les rênes de la narration. Il a ainsi l’impression d’être l’auteur ou le réalisateur du film qu’il est en train de regarder.
Que se passe-t-il si le spectateur choisit de ne pas interagir avec le film ?
Il est possible de se désengager et de laisser l’histoire avancer d’elle-même. A l’inverse, si le spectateur est un peu gamer, il sera sûrement proactif et maitrisera davantage l’histoire. Certains utilisateurs sont entre les deux, ni passifs ni très actifs. En écrivant l’histoire, nous avons donc dû penser à ces trois types de public, comme pour un jeu vidéo, afin d’avoir une narration capable de s’adapter aux trois parcours possibles. L’utilisateur le plus actif déclenchera ainsi des flashbacks montrant des indices sur ce qu’il s’est passé dans la maison.
Est-ce compliqué de construire une histoire qui doit être compréhensible aussi bien pour le spectateur qui a beaucoup d’indices que pour celui plus passif qui n’a donc que peu d’éléments en main ?
Oui mais j’aime ce style de narration et les nœuds au cerveau que ça provoque (rires). Il nous a fallu du temps pour construire cette expérience avec Nicolas Peufaillit. Dans ce genre de projets, on ne sait pas vraiment ce qu’on fait au départ, donc on itère et on réalise des prototypes. Nous en avons créé trois pour Ordesa afin de voir s’il était possible de raconter cette histoire avec un tel dispositif. Les prototypes sont petits car ça coûte cher et il faut faire entrer cette technologie, cette écriture et cette programmation complexes dans le budget d’un film.
Pourquoi avoir limité l’interaction au seul mouvement de gauche à droite, contrairement au jeu vidéo ou aux épisodes interactifs de séries avec des interfaces de choix ?
Il était hors de question pour moi d’avoir une interface cachant une partie de l’image. Un tel dispositif casse l’immersion et le rapport que le spectateur a avec l’expérience. Lorsqu’on me propose un film en prises de vue réelles, je dois avoir l’impression de faire partie de cette histoire et la présence d’une interface avec des choix me sort complètement de la narration. Nous avons donc choisi des interactions invisibles qui servent l’immersion et les ressentis du spectateur. Elles provoquent de la tension dans les scènes en révélant la présence de l’utilisateur aux protagonistes de l’histoire. Et ces derniers vont réagir à leur présence : au début du film par exemple, le spectateur va faire tomber les feuilles d’un journal et déplacer un cadre mais un peu plus tard, le père remettra tout en place.
En inclinant l’écran de gauche à droite, le spectateur peut naviguer dans le cadre. Comment avez-vous réussi techniquement à créer de tels plans larges ?
Avec Frédéric Jamain, le chef opérateur et directeur artistique d’Ordesa, nous voulions utiliser au départ un objectif grand angle comme pour les vidéos 360 sauf qu’il déforme l’image et casse donc l’aspect cinématographique. Nous avons donc créé nous-mêmes un bloc optique nous permettant d’avoir, sans déformation, un ratio de 5 fois le format Scope, soit quelque chose de plus grand que les plans déjà très larges des westerns. Mais le spectateur ne s’en rend pas forcément compte car il ne voit en réalité à l’écran qu’1/5 de l’image. Nous voulions malgré tout qu’elle soit très belle, sinon ce n’était pas un film pour nous. C’est aussi la raison pour laquelle il y a eu de nombreux tests et un long processus de création.
Pourquoi, alors que vous avez réalisé ces « belles et grandes images », avoir pensé votre film uniquement pour un mobile ou une tablette ? Avez-vous envisagé à un moment d’en faire une expérience à vivre sur ordinateur ou en VR ?
La VR n’est à mon sens pas assez démocratisée et les casques ont une mauvaise définition pour les films en prises de vue réelles. Ce qui allait à l’encontre de nos ambitions pour Ordesa. Nous trouvions par ailleurs le support du téléphone intéressant car c’est un media très intime dans le sens où nous avons tous un rapport particulier avec cet objet. Nous voulions enfin que le spectateur navigue avec un peu d’inertie. Il ne sait pas trop ce qu’il fait là au départ avant de se rendre compte petit à petit qu’il fait partie du film. Ce glissement-là n’était possible qu’avec un téléphone ou une tablette. En lui mettant une souris dans la main, il aurait pu se sentir directement dans un jeu et avoir envie de cliquer partout. L’interaction était donc plus subtile avec un mobile ou une tablette.
Coproduit par ARTE France (Direction du développement numérique) et Cinétévé Experience, ce film interactif a été soutenu par le CNC.