Quel a été le point de départ de votre réflexion quand vous avez imaginé cette expérience VR autour d’Un bar aux Folies Bergère ?
Ce qui m’a d’abord intéressée dans cette œuvre, c’est le jeu de regard entre les différents personnages.
Mais est-ce dans celui de l’homme au chapeau qu’on aperçoit dans le miroir ? Dans le regard introspectif de Suzon la serveuse ? Dans celui de l’artiste, habitué des Folies Bergère ? C’est autour de cette idée de points de vue, de rapports entre observant et observé, que j’ai souhaité articuler ma narration.
L’expérience permet d’avoir plusieurs regards sur la même scène, dont celui de Manet. Qu’est-ce que cela apporte de plus au spectateur par rapport à la contemplation du simple tableau ?
À l’écriture du scénario, avec Marianne Le Morvan [historienne de l’art et coscénariste, NDLR] et le producteur Igal Kohen, nous avons naturellement décidé que l’on suivrait quatre points de vue subjectifs différents : celui de Manet, de l’homme au chapeau, de Suzon et enfin d’une conférencière de musée. Chacun des personnages est incarné par une voix off à la première personne, distillant ainsi des informations documentaires à travers un dispositif original, intime et immersif. Le spectateur se retrouve vraiment transporté dans la tête des différents protagonistes, il a accès à leur regard et à leur voix intérieure. Dans un premier temps, Manet lui-même, dans son atelier, évoque sa peinture en cours de réalisation. L’artiste situe le tableau dans l’ensemble de son œuvre, nous explique ses choix de composition, sa technique picturale. Une plongée au cœur du tableau nous emporte ensuite à l’intérieur des Folies Bergère, dans le regard de l’homme au chapeau qui fait face à Suzon. On s’interroge alors sur cette femme au regard si mystérieux, sur ce miroir qui semble refléter une réalité toute subjective, soulevant ainsi la question du regard masculin. Puis, à travers le regard de Suzon elle-même, on découvre ce lieu mythique que sont les Folies Bergère et sa population interlope. Enfin, on sort du tableau pour se retrouver à l’institut Courtauld de Londres où il est exposé, dans les yeux d’une conférencière qui nous apprendra l’accueil puis le parcours de ce chef-d’œuvre. Ce dispositif narratif nous permet d’aborder l’œuvre dans son intégralité. Nous pouvons ainsi comprendre le contexte dans lequel elle s’inscrit jusqu’à imaginer les pensées intimes du personnage principal.
Le cadre fixe de la peinture disparaît et vous vous permettez même de changer le point de vue pour observer en détail ce qui se passe dans le reflet du miroir. Quel niveau de liberté vous êtes-vous autorisé ?
J’ai vite fait le choix de m’éloigner de la forme documentaire, la dernière partie dans le musée nous replace dans la réalité, face au véritable tableau en deux dimensions, c’est là qu’on apprend les informations les plus formelles. Pour le reste, je voulais embarquer le spectateur dans ma vision de l’œuvre de Manet. On ne saura jamais à quoi pense Suzon, mais j’ai voulu me mettre dans sa peau l’espace d’un moment et imaginer ce qu’elle pouvait penser ou vivre à cet instant précis. Je considère ce film comme une œuvre de fiction, je me suis donc permis toutes les libertés sur les questions auxquelles on n’a pas de réponse documentée.
L’utilisation même de la VR – et sa nature immense – permet-elle une meilleure compréhension de l’œuvre qu’avec, par exemple, un documentaire plus classique voire une fiction courte ?
Je ne pense pas qu’elle offre une meilleure compréhension, simplement c’est un autre point de vue sur l’œuvre. Ce film est une réinterprétation du tableau, pas une imitation ou une analyse. L’utilisation de la VR nous offre une grande souplesse de point de vue, ce qui étaye mes choix de mise en scène. On peut vraiment s’immerger dans l’œuvre et l’appréhender sous tous les angles. Le spectateur peut se représenter les espaces, celui de l’atelier, des Folies Bergère ou de l’institut Courtauld. Il peut approcher la sculpturale Suzon, sentir la proximité de l’homme au chapeau, étudier de près la nature morte sur le bar. La VR permet de découvrir le tableau différemment mais pas nécessairement plus en profondeur.
Vous faites le choix d’une très légère animation des personnages…
Oui, j’ai souhaité avoir quelque chose de très subtil, tout en finesse. Pas de grands mouvements mais plutôt de légers changements d’expressions, des respirations, des clignements d’yeux, comme si les personnages posaient, perdus dans l’effervescence étourdissante du lieu. J’ai voulu qu’on reste dans le registre du tableau, de l’instantané plus que dans celui de l’animation. Mais je désirais quand même qu’on les sente vivants autour de nous, que ce ne soient pas de simples mannequins.
Comme vous le disiez, la fin de l’expérience nous ramène dans un musée, avec le son d’un audioguide qui décrit le tableau et son histoire. Pourquoi ce choix ? Était-ce une volonté de dire au spectateur que rien ne remplace l’expérience face à la véritable peinture ?
Non, je dois avouer que ça n’était pas dans mes intentions. Je n’ai moi-même découvert le tableau de Manet « en vrai » qu’une fois le film terminé. Mais en effet, l’expérience est très différente. J’ai voulu finir le film dans le musée pour clore le parcours du tableau.
C’était également le moyen d’apporter au spectateur une analyse de l’œuvre plus formelle, plus scientifique.