Sorti en février dernier sur Windows, PlayStation 5 et Xbox, Banishers : Ghosts of New Eden est la nouvelle production ambitieuse du studio parisien Don’t Nod Entertainment (Life Is Strange, Vampyr) fondé en 2008. Leur nouvel opus est un jeu d’action et d’aventure fantastique, situé à la fin du XVIIe siècle, où le joueur incarne un couple de chasseurs de fantômes confronté à des choix cruciaux, pris en compte par le jeu, possédant plusieurs fins différentes… Stéphane Beauverger, écrivain de science-fiction (Le Déchronologue), directeur narratif du jeu et des dernières productions Don’t Nod, explique son travail sur Banishers.
Au début des années 2000, vous avez écrit des suppléments de jeu de rôle sur table. Une façon de vous entraîner à l’écriture interactive des jeux vidéo ?
Stéphane Beauverger : Non, car c’est un exercice qui est très différent. Quand on écrit des suppléments de jeu de rôle, on essaye d’imaginer des modules d’une histoire qui pourraient être joués dans un ordre plus ou moins linéaire, et qui permettraient au maître de jeu de pouvoir raconter une histoire. C’est un exercice plus didactique, plus modulaire. Il y a un travail pédagogique : on doit faire preuve de clarté, de compréhension dans les informations proposées. Lorsque l’on écrit un scénario de jeu vidéo, on travaille avec beaucoup plus de contraintes : il y a le budget, l’équipe, la capacité d’affichage des machines… Cela fait presque trente ans que je travaille dans ce domaine et j’estime qu’être scénariste de jeux vidéo consiste à essayer de récupérer toutes les cartes distribuées par les différents départements, et jouer sa main de cartes du mieux possible. Cela signifie raconter l’histoire la plus cool, la plus ambitieuse, dans cet espace accordé, sans déborder. Créer, c’est la somme des contraintes. Lorsqu’un jeu vidéo arrive sur le marché, sa forme finale, c’est la somme de tous les obstacles qu’il a été capable de franchir.
Comment est né le projet Banishers : Ghosts of New Eden ?
Comme beaucoup de projets Don’t Nod : autour d’un verre, dans un bar, entre deux ou trois personnes… Ça se passe très en amont, entre six mois et un an avant le lancement effectif du projet, pour commencer à amasser des compétences en interne afin de constituer une première équipe de conception. Notre première idée, c’était un jeu de pirates. L’histoire d’un capitaine dont la dulcinée avait été noyée par l’équipage après une mutinerie. Et peu à peu le projet a changé : on a retiré complètement le côté piraterie pour revenir à une figure un peu plus proche du chasseur de sorcières et de fantômes. Une figure plus classique, en somme.
Pourquoi avoir abandonné le thème des pirates ?
Parce qu’on n’avait pas les moyens corrects de créer un système de navigation de bateaux ! (Rires.) En tant que cinéphile, j’ai dégainé un argument que j’espérais être définitif : le meilleur film de pirates qui existe, c’est Les Contrebandiers de Moonfleet, et il n’y a pas de bateau pirate dedans, tout se passe à terre.
Comment ont été conçus les personnages ?
C’est toujours le point de départ pour moi. Il faut partir de ce qu’on veut raconter, du concept général du jeu, voire de ses règles, de ses mécaniques… Est-ce que c’est un open world ? Un jeu à enquête ? Un jeu de combat pur ? Quelle histoire veut-on raconter dans ce cadre ? On venait de finir Vampyr, et nous voulions raconter quelque chose avec une autre créature issue du folklore traditionnel. On a évoqué les momies, mais c’est très limité, puis les loups-garous, pas très intéressants… Les zombies aussi, mais ça s’est fait beaucoup, et c’est aussi assez limité. Enfin, on est arrivé aux fantômes. Comme les vampires, ils ont l’avantage d’être une figure universelle. Tous les humains, toutes les sociétés ont imaginé que les morts pouvaient revenir. On peut raconter quelque chose de très fort et très intéressant avec le thème du fantôme. On a imaginé un joueur incarner un vivant qui est hanté par un fantôme latent. Un joueur qui pourrait jouer à la fois le vivant et le fantôme. Pour rendre l’expérience plus forte, on a fini par envisager un couple de chasseurs qui ont passé leur vie ensemble à débusquer les fantômes. Et maintenant, l’un d’entre eux est un fantôme. C’est ainsi que le jeu se construit : petite brique par petite brique, on arrive à la forme la plus signifiante par rapport au sujet qu’on veut traiter avec les outils dont on dispose.
À ce moment-là, vous n’aviez pas encore d’idée de gameplay précise ?
Non, mais on savait qu’il y aurait un système de prédation et un système de choix. Le principe étant de mener des investigations sur des cas de hantise. À la fin, le joueur décide de laisser partir le fantôme ou de punir le vivant. Ça nous permettait d’affronter plein de situations cocasses, tristes, mélancoliques, romantiques, joyeuses, où le joueur tient toujours le rôle de juge, de véritable Salomon des fantômes. Nous n’avions pas encore totalement déterminé le fait que le joueur pourrait passer indifféremment, et à tout moment, entre le personnage vivant et le personnage mort. On savait qu’il pourrait le faire, mais seulement dans certaines phases très particulières, où il était plus intéressant de jouer le fantôme. Mais nos prototypes dans ce sens n’étaient pas complètement satisfaisants. Nous voulions que le joueur puisse, en appuyant sur un bouton, passer de l’un à l’autre de manière fluide, même si cela a demandé beaucoup de développement. Cela a d’ailleurs modifié l’histoire, en apportant de nouvelles possibilités d’interaction avec les PNJ [personnages non-joueurs - ndlr] selon que l’on joue en fantôme ou en vivant… Ça fonctionne très bien. On se sent impliqué dans ce couple, dans leur déchirement, dans cette question fondamentale : est-ce que je vais ramener ma femme à la vie ou est-ce que je vais la laisser partir ? Est-ce que je vais gérer mon deuil ou est-ce que je vais accepter de faire ce qu’il faut, c’est-à-dire sacrifier des vivants pour lui permettre de revenir via un rituel très obscur ? La question est cachée, diluée dans l’âme, dans l’expérience de jeu. On joue toujours deux personnes alternativement, mais qui prennent des décisions ensemble.
En parlant de choix, comment écrire un scénario de jeux vidéo à choix multiples ?
Nous avons des statistiques là-dessus : en moyenne, 75 à 80 % des joueurs veulent faire le bon choix lorsqu’ils sont soumis à un choix de nature éthique. Forcément, cela impacte la nature et les conséquences des choix que l’on propose. On permet au joueur de faire à peu près librement ce qu’il veut, mais sans établir de bonnes et de mauvaises fins. Il y a juste des choix, des prix logiques à payer, qui sont la somme des actes du joueur. On sait qu’une majorité de joueurs fait un premier run en incarnant le « paladin » et se lâchera dans un deuxième run pour tester ses limites. Quand nous fabriquons nos dilemmes, nos choix et nos enjeux moraux, nous partons du principe que la majorité des joueurs va être embarrassée lorsqu’il s’agit de prendre une décision moralement discutable. Donc on va appuyer la difficulté des dilemmes. Nous allons fabriquer à dessein des personnages qui sont tous moralement gris. Quand je pose le script général de l’histoire, je veille à ce qu’il y ait de grands enjeux, de grands choix, de grandes révélations. Dans notre jargon, on appelle ça des « major killing choices », des moments où le joueur va être confronté à la possibilité de tuer quelqu’un ou l’épargner.
Comment intégrez-vous le gameplay à l’écriture ?
Un grand classique des RPG [Role Playing Game - ndlr], c’est que le personnage joué va acquérir de nouvelles compétences au fur et à mesure. Par exemple, pour avoir une meilleure capacité de réaction, voire de riposte à l’hostilité du monde. Quand l’équipe de développement a décidé d’ajouter une capacité de saut - schéma classique, qui permet de découvrir de nouvelles zones de jeu -, on a dû trouver une justification par rapport à notre univers. On ne peut pas doter tout à coup Red (le personnage masculin) de chaussures à ressort ou de réacteurs. Ce que l’on a proposé, c’est qu’Antea (le personnage féminin) apparaisse derrière Red, le prenne dans ses bras et le téléporte… Or, on ne peut pas jouer la cinématique à chaque fois que le joueur fait appel à ce pouvoir au risque de casser le rythme du jeu. Nous avons donc utilisé une petite astuce que j’ai appelée « le truc de Peter Jackson » : dans Le Seigneur des anneaux, lors de l’arrivée à Bree, Peter Jackson montre que les Hobbits et les humains ne font pas la même taille. Une fois cette information donnée à l’écran, elle est intégrée par le spectateur pour le restant du film. Dans le jeu, la première fois que le joueur utilise ce pouvoir, il voit la cinématique où Antea va venir tendrement prendre Red dans ses bras et le téléporter. Ensuite, il appuie sur un bouton et la téléportation est immédiate. Tout simplement.
Comment ont été créés les personnages principaux ?
Le principal problème à résoudre était de déterminer qui était mort et qui était vivant dans le couple. On était confronté à deux clichés narratifs classiques. Soit la femme morte qui est la motivation du héros mâle, soit l’homme fantôme qui dit à la femme quoi faire par-dessus son épaule. On a choisi de transformer Antea en fantôme, mais en lui donnant un arc narratif de montée en puissance et d’émancipation tandis que Red est devenu un personnage très émotif, très expressif… Il y a un équilibre entre les deux.
Et du point de vue du design pur, de leur apparence et de leur origine ?
Notre première idée était d’utiliser le folklore européen, de situer le jeu en Irlande ou en France… Mais comme le marché principal est américain, nous avons placé l’intrigue aux États-Unis, à une époque où le surnaturel et l’occultisme occupent une très grande place. On est donc chez les premiers colons du Massachusetts, qui avaient une foi chevillée au corps, et en même temps qui étaient terrorisés par la présence du Mal, de Satan, des esprits mauvais, etc. À partir de là, on a réfléchi au couple que l’on voulait dans cet environnement. Pour mettre de l’antagonisme et de la complémentarité entre eux, nous avons choisi un personnage féminin avec un caractère très affirmé, érudite, face à un homme plus instinctif, un peu mal dégrossi, ancien guerrier. Quelles étaient les grandes nationalités de guerriers et de mercenaires de l’époque ? Les Écossais. Red est devenu un guerrier qui a passé sa vie sur les champs de bataille d’Europe. C’est comme ça qu’il a été confronté au problème des fantômes, parce qu’il était hanté par les victimes. Mais il nous fallait aussi un ancrage en Amérique. On a donc choisi de faire d’Antea une femme d’origine cubaine, qui a été initiée à la magie et la sorcellerie par sa mère guérisseuse. Les choses se font par petites touches, mais je ne suis pas tout seul. Le projet Banishers en lui-même, c’est une centaine de personnes. L’équipe créative, celle qui va devoir valider de manière collégiale les grandes orientations et décisions, c’est cinq ou six personnes. En tant que directeur narratif, je garde la main sur le script général, sur les fiches des personnages principaux, sur les cinématiques et les réécritures… Élise Galmard, mon assistante et bras droit, prend le reste en charge. On travaille en binôme. Je relis ses dialogues, elle relit les miens, on se valide mutuellement.
Banishers : Ghosts of New Eden est disponible sur PlayStation 5 et Xbox.
Le jeu a bénéficié du soutien du CNC.