Vous étiez journaliste et êtes aujourd'hui créateur de jeux vidéo.
Quel a été votre parcours
J'ai toujours été passionné par le jeu vidéo, mais je me suis orienté vers des études de journalisme. J'ai écrit pour les magazines de Bayard Presse destinés aux enfants, avant de participer à la création de l'offre numérique jeunesse du groupe. En 2010, après avoir remporté un appel à projets du gouvernement, j'ai, en partenariat avec Le Monde et la société KTM Advance, conçu en deux ans un premier jeu vidéo d'actualité, consacré aux primaires du Parti socialiste. Puis un second, qui était un comparateur de programmes de la Présidentielle. En 2013, j'ai décidé de me consacrer totalement à cette nouvelle activité, et ai créé ma société, The Pixel Hunt, spécialisée dans ce que j'appelle les « jeux du réel ».
Qu'est-ce qu'un jeu du réel ?
La définition peut sembler simpliste, mais c'est un jeu qui puise son inspiration dans la réalité. Qui, dans son processus d'écriture et de création, prend garde à être rigoureux par rapport à ce qu'il raconte de celle-ci. Même si ce sont des fictions, ces jeux respectent le réel, visent à donner au joueur une connaissance du monde plus large que celle qu'il avait. L'objectif est de faire des jeux qui ne soient pas seulement un divertissement, du fun ou de l' « escapism ».
C'est une vision qui semble éloignée de la perception qu'ont en général les gens du jeu vidéo. Vous concevez ces « jeux du réel » en opposition aux jeux vidéo de pur divertissement et « commerciaux » ?
Non. S'il y a une opposition, pour moi, elle est avec ce qu'on appelle les « serious games », ces jeux qui poursuivent un objectif précis (pédagogique, marketing ou autre) enrobé dans un concept ludique. C'est par exemple ce que faisait l'armée américaine avec des simulateurs de tir : utiliser les mécaniques du jeu dans un but déterminé. Les « jeux du réel », au contraire, sont avant tout des jeux vidéo, et poursuivent donc les objectifs originaux du jeu vidéo : emmener le joueur dans un univers, lui raconter une histoire, et par ce biais, lui faire comprendre une situation, le faire réfléchir au réel.
Est-il difficile de trouver un équilibre entre fiction, nécessité de proposer une expérience ludique et fidélité à la réalité ?
Je ne me pose jamais la question de l'aspect ludique. Selon moi, il découle du fait que l'on raconte des histoires intéressantes et que l'expérience est fondée sur une interactivité avec l'utilisateur. J'utilise le terme de "fiction" simplement parce qu'un personnage va synthétiser plusieurs personnes réelles. Mais 95% des situations qui vont lui arriver dans le jeu, comme c'est le cas avec Nour dans « Enterre-moi mon amour », sont réellement arrivées à des gens. Dans l'écriture, on ajoute un peu de dramaturgie, pour que ce soit plus intéressant sur le plan narratif, mais on ne fait pas de concessions au réel. J'avais par exemple envie que l'une des fins possibles permette de faire arriver Nour en Angleterre. Mais dans les faits, cela n'arrive quasiment jamais. Nous avons donc abandonné l'idée. On allait pas la faire se cramponner sur le toit d'un Eurostar ! Cela peut être frustrant mais c'est aussi intéressant.
Avez-vous le sentiment que ce genre de jeu a besoin de sujets forts ? De sujets qui, en eux-mêmes, sont déjà porteurs d'une vraie puissance narrative ?
Oui, il est essentiel que l'histoire soit intéressante, interpelle, questionne, provoque de l'empathie. Il n'est pas simple de créer un jeu vidéo dans lequel le joueur va vraiment s'investir. L'avantage, avec "Enterre-moi mon amour", c'est que le thème du jeu est la crise des migrants. On en parle dans tous les journaux depuis des années, ce sont des histoires d'êtres humains… Donc ça résonne et aide à se « connecter » à ce genre de jeu. Ce n'est pas le cas de toutes les histoires.
Y a-t-il des sujets qui sont trop sérieux, trop graves, pour être traités sous forme de jeux ?
On l'entend dire, mais je ne suis pas d'accord. On a beaucoup dit cela de la bande dessinée, jusqu'à ce que Spiegelman fasse "Maus", qui traite de la Shoah. Cela a donné un chef d'œuvre. Le jeu vidéo est également un média, donc rien n'est interdit sur le fond. Il y a cependant des types d'histoires qui vont mieux se prêter à un récit sous forme linéaire, tandis que le jeu vidéo, lui, est parfait pour raconter des histoires « multiples », des « systèmes », avec de l'interactivité.
Quelle place occupent ces jeux du réel dans l'ensemble du marché du jeu vidéo ?
Une place marginale. Le marché des jeux vidéo s'est structuré autour du divertissement pur, pour des raisons commerciales assez logiques. Mais résumer le jeu vidéo à cela serait l'enfermer dans une fraction de ce qu'il est capable de faire et d'apporter. J'ai envie d'élargir ce spectre.
Quelle est l'économie de ce type de jeux ? On l'imagine plutôt artisanale et fragile…
Si vous voulez faire fortune dans le jeu vidéo, il ne faut pas faire de jeu du réel ! On ne va pas en vendre par palettes. Aujourd'hui, sur "Enterre-moi mon amour", nous n'avons pas encore atteint le seuil de rentabilité. Ce qui ne veut pas dire que ce ne sera pas le cas, car le bouche à oreille est bon. Mais c'est laborieux. Il y a des jeux qui en 3 mois sont rentabilisés. Ce n'est pas le cas du nôtre. Le jeu est au prix de 3,49 euros sur l'App Store. On gagne deux euros par jeu environ. Donc pour rentabiliser le budget de plusieurs centaines de milliers d'euros… Il faut d'inscrire dans la durée.
Dans ce contexte, comment fonctionne votre société ?
The Pixel Hunt, c'est une seule personne : moi. La plupart du temps, je travaille avec un réseau d'indépendants. Je travaille pour différents types de clients, car, outre un projet « personnel » comme "Enterre-moi mon amour", ma société développe surtout des jeux d'actualité destinés au web et commandés par des sociétés de production audiovisuelle – ils accompagnent les diffusions de documentaires à la télévision, comme un outil promotionnel supplémentaire. Les demandes de ces clients sont très disparates. Quand on me demande un univers ou un type de plate-forme en particulier, je dois aller chercher le graphiste ou le développeur capable de réaliser cela. Je dois fédérer la bonne équipe. J'aimerais bien disposer d'un studio de 3 ou 4 salariés, mais ce serait très compliqué d'un point de vue économique !
Quel est précisément votre rôle sur un projet ?
Je m'occupe de ce que l'on appelle le « game design » : la définition des règles et de l'expérience de jeu… Je pose ce premier cadre, puis travaille avec mon équipe pour avancer par itérations. Je prends également en charge la production du jeu (planning, organisation, recherche de financements…) et, plus globalement, la direction créative.
Beaucoup de créateurs conçoivent aujourd'hui des "jeux du réel" ?
Il y en a quelques-uns, mais pas énormément non plus. Depuis quelques années, depuis l'irruption des magasins en ligne comme l'App Store ou Steam, il n'est plus nécessaire d'être riche de millions de dollars pour faire un jeu. Auparavant, cela coûtait une fortune, mais ce n'est plus le cas. Ce changement a fait exploser une scène de créateurs de jeux vidéo indépendants, et donc exploser la diversité . Parmi ceux-ci, beaucoup s'inscrivent dans des problématiques réelles, l'intimité de personnes... Le jeu vidéo explore désormais ce que la littérature et le cinéma explorent depuis toujours. Avec parfois à la clé un vrai succès commercial, comme cela a été le cas pour Firewatch ou Gone Home.
Ces succès vous surprennent ?
Non, ce n'est pas étonnant. Les "vieux" joueurs comme moi ont maintenant une quarantaine d'années et en ont peut-être marre de tuer des trolls ! Ils veulent qu'on leur raconte des histoires un peu plus intéressantes, qui parlent du monde… Et sur ce plan, on trouve plus facilement chaussure à son pied qu'il y a 10 ans.
Avez-vous le sentiment que l'on vit une période de transition dans le jeu vidéo ?
Oui. Elle a ses difficultés. Il y a eu une ruée vers l'or il y a cinq ans, lié à l'apparition des nouvelles plate-formes ; un grand nombre de créateurs indépendants sortaient des jeux qui marchaient très bien. Cela a créé un appel d'air. Aujourd'hui, près de 500 jeux sortent chaque jour sur l'App Store. Cela a conduit à une hyper saturation. Beaucoup de jeux sont d'énormes plantages commerciaux et pas mal de studios risquent de ne pas survivre à ces échecs. Il y a une difficulté à exister en tant qu'indépendant et à trouver son public – il faut désormais également être bon en marketing et communication. Mais malgré cette nuance, nous vivons un belle période où, si tu as une vision intéressante et l'envie de raconter quelque chose qui n'a pas été raconté avant, avec un parti pris audacieux, tu peux beaucoup plus facilement exister qu'auparavant.
5 jeux vidéo qui ont marqué Florent Maurin
Sensible Soccer (1992)
Football Manager (2004)
Civilization (1991)
Dungeon Master (1987)
« Enterre-moi mon amour »
A lire : article de Télérama sur le jeu : http://www.telerama.fr/medias/enterre-moi-mon-amour,-le-jeu-serieux-qui-marche-dans-les-pas-dune-migrante,n5315934.php