Mérédith Alfroy occupe le double rôle de « narrative designer », garante de la cohérence de la narration et de l’univers du jeu, et de coordinatrice marketing, qui consiste à établir avec leur éditeur Gearbox la stratégie marketing et communication du jeu.
Simon Dutertre est « lead game designer » sur le projet. C’est lui, principalement, qui a la charge de penser les règles du jeu et le « gameplay ». Il est également garant du « level design », qui consiste à s’assurer de la cohérence, entre eux, des différents niveaux du jeu et de leur bon fonctionnement interne.
Qu’est-ce que le genre « Roguelike » dans lequel s’inscrit le jeu ? Quelles en sont les caractéristiques et spécificités principales ?
Simon Dutertre : Les deux grandes clés de ce genre sont : la « permanent death » (« mort permanente ») et la « génération procédurale ».
La « mort permanente » consiste à faire redémarrer le joueur à zéro, à chaque fois, qu’il meurt.
On y associe, alors, la « génération procédurale », qui consiste, à mettre en place un algorithme qui fait que les niveaux sont à chaque fois différents, lorsque les joueurs les retraversent, après un « game over ». Donc, même si le joueur a fini une partie et doit la reprendre ça sera une expérience différente, avec d’autres accessoires et d’autres ennemis. Le but c’est, à la fois, de garantir des « surprises », mais aussi, que le joueur ne puisse pas faire du « par cœur » etne tombe pas dans la facilité. Ce n’est qu’en associant ces deux piliers du « roguelike », la « mort permanente » et la « génération procédurale », qu’on peut s’assurer que le jeu reste équilibré. Car, si jamais le personnage gardait tout ce qu'il avait après être mort face au dernier boss du jeu, et reprenait du début, ce serait trop simple car il aurait déjà toutes les améliorations et la connaissance de tous les niveaux.
Mérédith Alfroy : Derrière tout ça, il y a aussi le fait que le joueur, à force de mourir, va s'améliorer au fur et à mesure de son parcours. Donc, il évolue à force de jouer, de tester, d'établir de nouvelles stratégies, tout en étant confronté à de multiples imprévus.
S.D. : Il est important de noter aussi que le genre « roguelike » a bien évolué depuis ses origines. Le premier « roguelike » était Rogue, un jeu sorti sur Atari en 1980,dans lequelle joueur explorait un Donjon, avec un système de « tour par tour ». En hommage à ce jeu fondateur, certain « roguelikes » continuent à adopter ce modèle, mais ce n’est plus la règle prioritaire et avec Have a Nice Death, nous nous en sommes affranchis au profit d’un jeu d’action en « temps réel ».
Pouvez-vous revenir sur l’origine du projet Have a Nice Death ? Pourquoi avoir décidé d’en faire un « roguelike » ?
M.A. : Au tout départ, l’idée du jeu est partie d’un dessin griffonné par Nicolas Léger, notre directeur créatif, durant une réunion autour de notre jeu précédent, Unruly Heroes. C’était un premier croquis du personnage de la Mort, telle qu’elle apparaît dans Have a Nice Death et l’idée d’une « faucheuse » débordée à cause de tous les drames et catastrophes sur notre planète, lui est rapidement venue. Après, petit à petit la thématique du travail et du « burn out » s’est aussi imposée. Une fois ces bases narratives établies, l’évidence était là : on tendait vers l’univers du « roguelike ». Il y avait, d’ailleurs, une correspondance idéale entre la forme et le fond, avec cette idée de la Mort, qui ne pouvant décéder du fait de sa nature, est, à chaque défaite, amenée à tout recommencer à zéro, en boucle.
S.D : C’était aussi une manière d’apprendre de nos expériences. Parce que, notre jeu précédent, Unruly Heroes, était très linéaire et donc, plus compliqué à produire et plus couteux. Car, on devait, sans cesse, s’assurer que tout était cohérent dans le déroulement du jeu et on a dû travailler avec beaucoup de « level designers » et de graphistes pour créer tous les éléments visuels.
Avec un « roguelike », comme on va plus s’appuyer sur un algorithme de génération, une fois qu’on est sûr que l’algorithme fonctionne et qu’on a bien préparé tous les paramètres, on a juste à laisser le PC gérer la suite. Donc, le choix d’un gameplay en « génération procédurale » a naturellement découlé du choix du genre « roguelike » et vice-versa.
Pouvez-vous nous parler du choix d’un graphisme 2D animé à la main ? Comment ce choix a-t-il impacté le gameplay ?
M.A. : C'était tout naturel, pour nous, de faire un jeu en 2D, puisque Unruly Heroes en était déjà un, et on savait que c’était le point fort de nos artistes, que ce soit en « concept art », en « level art » ou bien en animation. En plus, Nicolas Léger a reçu un Annie Award (qui récompense l’animation dans les différents divertissements), du meilleur personnage animé pour Unruly Heroes. Donc ça nous a encore plus conforté sur le fait qu’on sait faire de la 2D et c’était aussi une volonté forte de sa part, en tant que directeur créatif, qu’on continue dans cette direction.
S.D. : Il faut aussi savoir que Nicolas Léger a un passé d’animateur en dehors du jeu vidéo. C’est pour ça, qu’après Unruly Heroes, il voulait un peu plus « se lâcher » créativement, en revenant au dessin à la main. En plus, après avoir vu le succès du jeu vidéo Cuphead (2017) [Ndlr : jeu au graphisme inspiré des dessins animés des années 1930 des studios de Max Fleischer et de Walt Disney], on a constaté qu’il y avait toujours un public pour ces « vieilles » techniques qui fonctionnent encore très bien et ont un très bon rendu.
Pour ce qui est de l’influence sur le gameplay, le plus gros impact a été la façon dont on a réussi à « temporiser » le plaisir du joueur. Il y a une notion de « flow » dans le jeu, qui signifie qu’on doit moduler des pics de « challenge » pour le joueur en alternance avec des moments de pauses. Ce rythme marche très bien dans les jeux en 2D, ne serait-ce que par l'architecture des niveaux, qui se déroulent essentiellement sur un plan horizontal, sans profondeur. Dans ce type de structure, le joueur doit alors beaucoup sauter, doit beaucoup « dasher » [Ndlr : faire des brusques accélérations], faisant du mouvement un mécanisme prioritaire. On est alors en mesure, de le « manipuler », si on peut dire,en lui faisant croire que le rythme augmente simplement par l’ajout de plus en plus d’obstacles sur son parcours.
D’ailleurs, pour ménager un peu de surprise, nous avons également ajouté des « passages secrets », situés en profondeur de l’image, qui déroutent les prévisions du joueur, habitué au « gameplay » sur une surface plane. Cette astuce s’inscrit dans la notion du « golden run » qui consiste à alterner des moments de grande chance, où tout réussit au joueur, et des enchainements d’obstacles et de défaites, où tout part de travers. Cela afin à la fois de garantir l’équilibre du jeu mais aussi de donner au joueur l’envie de poursuivre malgré les difficultés afin de revivre ces moments grisants de triomphe.
Votre jeu est en période de « sortie anticipée » (« early access ») : pourquoi ce choix et qu’espérez-vous qu’il apporte au jeu sur le long terme ?
M.A. : Le grand intérêt de la « sortie anticipée », c'est d'avoir des retours le plus rapidement possible des joueurs de la communauté afin d'équilibrer, de la façon la plus optimale possible, le jeu. D’une part, ça nous permet de savoir si on va dans la bonne direction, puis, au fur et à mesure, d’ajouter le contenu qu’on avait prévu d’ajouter et, en même temps, d’intégrer des suggestions, des idées des joueurs ayant testé la version « bêta ».
En plus, en général, les joueurs sont très demandeurs de ce genre d’initiatives.
S.D. : Avoir des milliers de personnes qui nous pointent ce qui leur plaît et ce qui leur déplaît, c’est, à terme, plus constructif que d’interroger les membres du studio, qui vont être focalisés sur certains détails en particulier.
M.A. : Il faut savoir que d'habitude, quand on développe un jeu vidéo, c'est bien de faire des « playtests » externes, c'est-à-dire de faire venir des joueurs pour qu'ils testent le jeu et avoir des retours. Ça, c'est bien quand on est un très grand studio avec une grande renommée, et qu’on peut faire venir un grand nombre de volontaires. Nous, on l’a fait pour Unruly Heroes et au tout début de Have a Nice Death. Mais, à notre petite échelle, c’est difficile de rassembler énormément d'avis, ce qui fait que le « early access », pour ça, c’est super, parce qu’on peut atteindre un maximum de personnes. Et, aussi, on peut avoir des retours de la presse spécialisée, qui sont des retours très importants pour nous.
Sortir Have a Nice Death en « early access », c’était un pari à prendre. Le jeu n’est pas fini, il reste quelques bugs… Il faut que les joueurs aient une bonne image du jeu et ne soient, surtout pas, déçus dès le début.
S.D. : Avant de le sortir en « early access », il faut s’assurer que le « squelette » du jeu, sa structure soit bien établie et qu’il y ait déjà assez de contenu disponible pour que les joueurs s’amusent. Et, bien sûr, dans le cas d’un jeu basé sur la « génération procédurale » comme le nôtre, il est nécessaire de s’assurer que l’algorithme de génération fonctionne bien, avec le minimum de bugs possibles.
Pour le moment, les retours des premiers joueurs ont-ils été positifs et constructifs ?
M.A. : Dans l’ensemble, les retours sont très positifs. Ils nous ont confortés sur plein de choses : le gameplay, les personnages, l’univers… Pareil, du côté de la presse spécialisée. La base est là et elle est très bonne, donc on est contents.
Après, les retours négatifs, c’est loin d’être catastrophique, au contraire, ça tient plus de l’équilibrage. En plus, ce sont, généralement, des problèmes dont on se doutait un peu et pour lesquels on a des solutions.
S.D. : Tout à fait. D’ailleurs, dans notre prochaine mise à jour, on apporte déjà des correctifs à plusieurs problèmes que les joueurs ont soulignés. Par exemple, certains trouvaient que les débuts de nos parties se ressemblaient un peu trop. Et justement, une mécanique va arriver très prochainement et corriger ça, pour faire que le début de partie soit à chaque fois différent.
Have a Nice Death est sorti en « early access », le 8 mars 2022. Une mise à jour avec des améliorations et de nouveaux niveaux est prévue ce mois d’avril.
Have a Nice Death a bénéficié d’un soutien du Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV) du CNC.