Knit’s Island est votre deuxième documentaire (après Marlowe Drive) utilisant des images de jeux vidéo. Comment vous est venue l’idée d’utiliser ce médium ?
Ekiem Barbier : Nous étions encore aux Beaux-Arts quand nous avons imaginé notre premier documentaire. Nous avions formé un groupe de recherche autour du jeu vidéo pour essayer notamment de trouver des possibilités de documenter cette fiction-là. Nous expérimentions et tentions de voir s’il était possible de tourner un documentaire sur ces personnes qui « habitent » les jeux vidéo en ligne. Nous avions la sensation, à cette époque, qu’aller vers le jeu vidéo était un moyen de faire un pas de côté par rapport aux images réelles. C’était une façon de se demander si on pouvait trouver du réel dans le milieu vidéoludique.
Quentin L’helgoualc’h : En commençant à jouer à GTA (jeu dans lequel a été tourné Marlowe Drive ndlr), nous avons vu une personne marchant dans ce monde virtuel et qui paraissait ne pas faire grand-chose. Nous l’avons suivie un moment et tout de suite, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une matière documentaire dans un monde où si certains font du jeu d’action, d’autres se promènent simplement dans le paysage.
Guilhem Causse : Notre formation nous invitait à explorer tous les espaces qui sont à notre disposition. Il y avait donc quelque chose de naturel à venir questionner ces milieux où il y a peu de repères par rapport au documentaire et aux arts plastiques. Notre génération a grandi avec le jeu vidéo, c’était logique que nous nous emparions de ce terrain d’expérimentation.
En quoi consiste concrètement ce documentaire Knit’s Island ?
Q.L. : Knit’s Island a le même dispositif que Marlowe Drive mais avec une ambition davantage tournée vers le cinéma. Nous avons choisi des jeux en lien avec nos questionnements : DayZ, Rust et Arma3. Les trois sont très différents. Il y a par exemple un jeu de survie dans un grand milieu naturel post-apocalyptique ; un autre qui évoque une société contemporaine avec beaucoup de ramifications administratives et de structures institutionnelles… Ils permettent d’évoquer à la fois un futur possible - pas forcément bon - que l’on commence à présager et en même temps un réel très prenant qui nous aliène un peu.
E.B. : Notre réflexion est arrivée avant la situation pandémique actuelle. Nous sentions une tension, une angoisse de nos générations par rapport à un futur proche, et l’endroit pour en parler était le jeu vidéo. Nous avons choisi, pendant le confinement, de nous regrouper et de continuer à tourner en nous disant que les joueurs étaient peut-être plus nombreux sur les réseaux dans ces moments-là. Il y a finalement un regroupement dans le virtuel qui est impossible actuellement dans le réel, et ça amplifie le sens que nous souhaitions donner au départ.
G.C. : En extrapolant un peu, ces joueurs de jeu de survie ont déjà vécu, dans la fiction, la catastrophe que nous vivons. Ils sont un peu dans l’après de cette pandémie. Comme chaque médium, le jeu vidéo absorbe tout ce qui se passe et met en exergue quelque chose de vivant : les gens se parlent à l’intérieur de ces jeux et font évoluer des histoires. Ils étaient déjà en train d’évoquer certaines inquiétudes avant qu’elles n’apparaissent.
Aviez-vous donné des rendez-vous dans le jeu à des intervenants choisis ou avez-vous interrogé des personnes au hasard des rencontres ?
G.C : Un peu des deux. Certains ont été croisés dans le jeu même si dans l’un des titres, c’est presque un événement de rencontrer un autre joueur. Il est à l’inverse d’internet où tout est spontané et rapide : on peut marcher pendant des heures sans croiser personne. Il y a donc une qualité de la rencontre. Mais nous avons aussi contacté des personnes à l’extérieur qui nous intéressaient.
E.B. : Dans un premier temps, toutes nos rencontres se sont faites à l’intérieur du jeu, nous ne sommes pas allés chercher un streamer connu ou un YouTubeur. Notre but était de vivre là, dans cet espace, et de faire des contacts. Tout ce réseau s’est construit ensuite sur la base de rencontres spontanées et les intervenants nous dirigeaient vers d’autres personnes.
G.C. : C’était presque du bouche à oreille.
Que souhaitez-vous montrer avec ce documentaire ?
Q.L. : Nous nous sommes rendu compte qu’il se passait des choses réelles dans ces jeux, des choses qui passent à travers une certaine poésie. Il y a des petits trésors à aller chercher, à documenter. Et se retrouver face à cela nous oblige à repenser la manière dont on peut investir le virtuel. Les nouvelles générations sur ces plateformes peuvent nous apprendre des choses.
G.C. : Les jeux que nous utilisons n’ont pas d’histoire, c’est davantage un contexte : il y a donc la possibilité de s’ennuyer. Et par l’ennui, ou l’envie, les joueurs imaginent des histoires, des personnages. Ils font du jeu de rôle, rencontrent des amis. Tout tourne finalement autour du social : même les solitaires attendent ces rencontres dans le monde virtuel. Nous voulons montrer ce qu’est le jeu vidéo aujourd’hui : c’est un réseau social mais avec un contexte différent car nous sommes face à des avatars virtuels qui discutent entre eux.
E.B. : Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas cet univers qu’il n’existe pas. Et ce n’est pas parce qu’il est imaginaire - ou soit disant irréel -, qu’il n’est pas plein de réalité car les joueurs existent, ils sont nombreux derrière leur écran à vivre leurs expériences, à générer une culture qui est finalement propice au documentaire.
Q.L. : Il n’y avait pas l’ambition de faire l’apologie du jeu vidéo ou d’un éditeur particulier. Mais dans ces jeux vidéo, il se passe quelque chose de l’ordre du réel qu’on connaît. Par ce médium-là, on peut documenter ce qu’il se passe à l’extérieur.
Etait-ce difficile d’obtenir les droits des éditeurs pour utiliser des images des jeux ?
E.B. : Un éditeur a tout de suite accepté, mais avec des grosses sociétés d’édition c’est plus compliqué. Pour Knit’s Island, nous nous sommes penchés sur des jeux indépendants, les éditeurs étaient donc plus accessibles. Mais il y a des complexités qui posent d’intéressantes questions : oui les images du jeu appartiennent aux éditeurs et l’image des joueurs rencontrés aussi, mais ce qu’ils disent n’appartient qu’à eux. Ils font des actions, des choix dans le jeu qui appartiennent autant au joueur qu’à l’éditeur. Ce n’est pas simple car il n’y a pas de précédent juridique sur lequel nous pouvions nous appuyer.
G.C.: Je pense qu’il y aurait vraiment besoin d’une jurisprudence spécifique. Notre démarche a fait surgir des questionnements juridiques particuliers.
E.B. : Nous nous interrogeons aussi sur l’identité : si nous demandons au joueur d’être filmé, va-t-il répondre en sa qualité de personnage ou de vraie personne ? Nous ne pouvons pas le savoir, il y a donc une réflexion qui nourrit le sujet.
Quel dispositif utilisez-vous pour filmer vos rencontres ?
E.B. : A la différence de Marlowe Drive, nous avons décidé de pousser la mise en abyme dans le jeu : au lieu d’avoir une caméra et un micro, nous enregistrons avec trois ordinateurs, huit écrans et des claviers personnalisés, ce qui nous permet d’avoir trois avatars et d’incarner différentes fonctions. Il y a une caméra principale, un technicien qui s’occupe de la logistique du tournage et moi en interaction avec les joueurs grâce à un micro.
G.C. : C’est un peu différent des documentaires classiques car il coûte moins cher : il n’y a pas de lumière, de décor et nous pouvons utiliser des choses propres à l’informatique qui facilitent la prise de sons et l’enregistrement. Streamer sur internet, beaucoup de monde le fait, on avait donc envie de pousser ce dispositif plus loin.
E.B. : Nous voulions vraiment inviter le cinéma dans le jeu vidéo.
Q.L : Il fallait être créatif pour le dispositif technique et faire des choses qui n’avaient pas été faites, comme séparer en plusieurs pistes les différents types de sons (ambiants, vocaux, ceux des micros) pour faire plusieurs sorties. Nous avons dû faire appel à des professionnels pour inventer de nouveaux dispositifs.
Knit’s Island a reçu le soutien du CNC (DICREAM et FAIA développement renforcé), du CNAP, de la SCAM, de la région Occitanie, Montpellier Contemporain (MoCo) et EDIS.