Maître de conférences en Études cinématographiques et audiovisuelles au département Cinéma et Audiovisuel à l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle, Alexis Blanchet publie avec Guillaume Montagnon Une histoire du jeu vidéo en France (éditions Pix'n Love, juin 2020) qui analyse l'arrivée du jeu vidéo dans notre pays de 1960 à 1991, des expériences dans les laboratoires universitaires à l'arrivée des consoles de jeu grand public. Il refuse une approche par « grands noms » de jeux ou de personnes. « Il faut attendre 1983 pour voir une production de jeux vidéo française s'amorcer, et encore, c’est une production restreinte », précise le chercheur. « Notre conclusion : l'identité française du jeu vidéo existe, mais pendant une période très réduite, de 1983 à 1988. Très vite le jeu vidéo français s'internationalise, les studios comprennent qu'il faut produire pour l'international avec des thématiques pour le public anglais, allemand, japonais... Si french touch il y a, elle n'a duré qu'un moment. »
Les années 60 : le jeu de Go-Bang de Paul Braffort
« Dans les années 60, il existe toute une série de prototypes; des expérimentations s’organisent dans des laboratoires français, à Orsay, Grenoble, Toulouse, ou dans les facs parisiennes... Des jeux traditionnels sont programmés sur ordinateur et filmés par la télévision : montrer un jeu traditionnel est très visuel, très parlant, très explicite pour le grand public. En 1960, l'informaticien et poète Paul Braffort avait créé un jeu de Go-Bang - dans le style d'un Puissance 4 - où la machine répondait aux mouvements du joueur humain.... A la même époque, aux USA, le jeu d'aventure textuel naît dans les labos des facs; il se développe en même temps que le jeu de rôle comme Donjons et Dragons et que le goût pour la fantasy littéraire. Surtout, ces jeux obtiennent des débouchés commerciaux. En France, ce lien n'existe absolument pas : quand on pose la question aux informaticiens des labos, « pourquoi n’y-a-t-il ni brevet, ni exploitation commerciale ? » ils vous regardent avec des yeux ronds. Ça ne rentrait pas dans leur cadre de pensée. Ils faisaient de la recherche fondamentale. Pour eux, les jeux étaient l'occasion d'apprendre à coder sur des machines, pas de gagner de l'argent... »
Le Bagnard, les copies et l'arcade des années 70
« Nous avons mis en couverture de l'édition collector de notre ouvrage le jeu vidéo d'arcade Le Bagnard (1982) : programmé en France, ce jeu de plateforme s'exporte très bien en Italie puis aux Etats-Unis sous le nom de Bagman. Encore une fois, il s'agit d'un phénomène ponctuel...Nous étudions dans notre livre comment le secteur de « l'automatique de divertissement » a accueilli l'arrivée des jeux vidéo d'arcade dans les années 70. Il y a eu importation, puis fabrication puis contrefaçon. Le jeu vidéo se déploie en France grâce à un phénomène de copie très important. Les fabricants français vont copier de manière éhontée des jeux américains et japonais, en faisant notamment de la rétro-ingénierie : ils achetaient des bornes, les ouvraient et les copiaient. Ils ne se dissimulaient absolument pas. Un jeu comme Phoenix devient Vautour, Pac-Man devient Croc-Man. Le « meuble » Breakout (Atari, 1976) devient Le mur de briques ou Le Casse-briques. Ce dernier deviendra d’ailleurs le nom d'un genre. En 1981, les ayants droit américains et japonais contre-attaquent et portent deux affaires de contrefaçon devant les juges, marquant un coup d'arrêt à ce phénomène. Mais en plaçant des « meubles » vidéoludiques, moins encombrants que des flippers ou des billards, les bars-tabac ont contribué à diffuser largement le jeu vidéo dans les années 70. Le public français n'était pas habitué aux salles d'arcade comme au Japon ou aux Etats-Unis. »
L'Arche du Captain Blood, l'aventure sans lendemain
« La vraie création française naît de la microinformatique, de jeunes programmeurs, des lycéens de 16-17 ans, programment leurs premiers jeux. Dans les années 80, des boutiques commencement à vendre des logiciels de leurs clients, et parmi eux des jeux vidéo. Les boutiques deviennent des éditeurs. On peut citer Loriciel, Cobrasoft, et évidemment Infogrames... Le jeu d'aventure est très présent au début, mais il est très « bavard » : lié à la langue, il nécessite une écriture et une lecture en français. Globalement, le jeu d'aventure en France emprunte davantage au polar ou au récit historique qu'à la SF ou à la Fantasy, comme les jeux anglo-saxons. Le genre est très prolixe et inventif, mais il n'y a pas de logique de mise en production ou d’industrialisation des formules qu'il développe. Les Américains développent des interfaces de « point and click » qui fondent des genres concentrés sur ce type d’interface. En France au contraire, on développe des interfaces pour un jeu et on repart sur une autre interface pour le suivant. Par exemple, L'Arche du Captain Blood de Philippe Ulrich, sorti en 1988 : il développe un système très innovant de linguistique au sein d'un univers de science-fiction inspiré des BD du magazine Métal hurlant... Il se vend très bien en Angleterre, mais ne sera jamais le point de départ d'une franchise qu’il aurait pu être. »
Les années 80-90 : I.L. L'Intrus, Le Pacte et l'horreur de série B
« Dans les jeux français, on sent un imaginaire cinématographique. On reconnaît au jeu vidéo français une mise en scène, un art du cadrage... Regardez les cinématiques d'Another World, les cadrages d'Alone in the Dark. Il y a un savoir-faire narratif, influencé par le cinéma. Et particulièrement le cinéma horrifique. C'est un cinéma de vidéo-club : le premier jeu d'Ubisoft s'appelle Zombi et s'inspire de George A. Romero ; il y a une grosse influence des images d'Amityville dans Le Pacte (1986) d'Eric Chahi. On retrouve le succès de la « old dark house formula », ou formule du vieux manoir, nommée ainsi d'après le film Universal de 1932 The Old Dark House (Une soirée étrange en France, NDLR), avec ses personnages enfermés dans un lieu hostile dont ils cherchent à sortir. C'est une formule très ludique. Les créateurs vont l'utiliser, en la mélangeant parfois à une horreur très second degré, un sentiment d'épouvante de train fantôme, très forain... Des cinéastes comme John Carpenter, Joe Dante ou des courants cinématographiques comme le Giallo vont durablement influencer l’esthétique des jeux de cette période. Et si c'est globalement l’influence du cinéma populaire américain, découvert au vidéo-club, qui prédomine, certains cherchent ailleurs. Sylvain Karpf imagine le jeu I.L. L'Intrus (1983), comme une reprise très précise d'Alien, le huitième passager (1979). Il n'a pourtant vu le film qu'une seule fois, en salles, mais il lui avait fait un tel effet qu'il se souvenait de toutes les séquences.... »
1981 : l'intérêt institutionnel
« Un intérêt institutionnel se manifeste très tôt : pendant le premier septennat socialiste, Jack Lang développe une politique culturelle tournée vers les pratiques populaires et celles d'avant-garde. Il s’intéresse également aux industries culturelles comme les dessins animés et les jeux vidéo. En 1983-84, des rapports sur les droits d'auteur sont effectués. Mais cela va s'arrêter net en 1986 avec la première cohabitation. Avec Jacques Chirac, Premier ministre, la nouvelle politique culturelle imagine que le secteur du jeu vidéo va s'autoréguler. »
1991 : vers l'international
« Entre 1987 et 1988 s'amorce un basculement industriel vers l'international. Les titres sont désormais écrits en anglais - et plus en français. Des éditeurs comme Titus ou Microids développent des jeux de simulation sportive, de course automobile, ou de type « fire and forget » : des formules exportables, rentables, qui n'ont pas besoin de traduction. Les éditeurs font des partenariats avec de grandes figures sportives nationales et « exportables » comme Yannick Noah ou Michel Platini, ou se lancent dans des adaptations de héros de la BD franco-belge. Infogrames fera des jeux vidéo Tintin ou Lucky Luke. Il s'agit de propriétés intellectuelles connues du public national et familial. On veut toucher les gens de 7 à 77 ans, et tous les territoires internationaux. Pour lutter contre l'arrivée des consoles japonaises grand public, les studios français vont devoir internationaliser leur production. D'autres entreprises deviennent européennes comme Cocktel Vision qui se positionne sur le ludo-éducatif avec Adibou : la veine française du lien entre jeux vidéo et éducation est importante dans la période 80-90. En 1991, l'idée d'un jeu vidéo français pour un public français semble abandonnée... »