Etait-ce une évidence pour vous de travailler dans le monde du jeu vidéo ?
Pas forcément, même si je jouais à des jeux vidéo depuis mon enfance. J’ai obtenu une licence d’anglais et mon entrée dans l’industrie vidéoludique s’est faite grâce à un concours de circonstances. Jeuxvideo.com était installé auparavant dans ma ville de naissance, Aurillac. Le site cherchait une personne parlant anglais, sachant écrire et ayant des connaissances en jeu vidéo. J’ai décroché ce travail et ils m’ont envoyé sur des salons internationaux aussi bien à Londres qu’à Los Angeles.
Après un passage par France Telecom, où vous étiez notamment à la tête d’un service dédié aux jeux en ligne, vous avez travaillé près de 5 ans chez le géant NCSOFT Europe avant de fonder Shiro Games avec Nicolas Cannasse. Pourquoi avoir lancé votre propre studio ?
Principalement pour avoir davantage de liberté de création. Travailler pour NCSOFT, une société avec des milliers d’employés, était très intéressant. Je m’occupais de leur filiale européenne en Angleterre et nous travaillions avec des grands studios américains et asiatiques. J’ai appris beaucoup de choses grâce à cette expérience. Mais comme dans tous les grands groupes, il y a une facette politique et une administration un peu lourde pour les prises de décision. Beaucoup de choses se font également selon le marché : il faut penser à ce qui peut marcher dans les années à venir. En créant notre propre studio, nous voulions faire des choses qui nous plaisaient tout en gardant un équilibre avec les envies du marché. Les attentes du marché et les perspectives de revenus sont certes des éléments importants, mais ce n’est pas le principal critère de décision au sein de Shiro Games. Sans actionnaires derrière nous, nous sommes plus libres de faire ce que nous voulons.
Vous avez choisi d’installer Shiro Games à Bordeaux, où était déjà votre associé.
Bordeaux a une histoire ancienne avec le jeu vidéo. Il y a d’abord eu Kalisto Entertainment fondé par Nicolas Gaume, qui était un des premiers gros studios français. Fermé en 2002, il a fait naître un écosystème local : des personnes de Kalisto ont ensuite créé d’autres sociétés comme Asobo ou Motion Twin dont Nicolas, mon associé, est l’un des cofondateurs. Rentrant d’Angleterre, j’avais envie d’un peu de soleil. Bordeaux n’était donc pas un mauvais choix (rires). Mais l’écosystème local est effectivement très bien pour le jeu vidéo. L’arrivée d’Ubisoft en 2017 a encore renforcé la réputation de la ville comme place centrale du jeu vidéo. Son installation nous a beaucoup aidés, notamment pour le recrutement : avant, les personnes pouvaient être effrayées à l’idée de rejoindre une petite société et de s’installer à Bordeaux. Mais la présence d’Asobo et d’Ubisoft rassure : Bordeaux est désormais une terre du jeu vidéo avec de nombreuses possibilités sur place pour elles.
Le succès d’Evoland, votre premier jeu sorti en 2013, vous a-t-il surpris ?
Nicolas et moi avions embauché au départ deux artistes pour dessiner le jeu. Ce qui est fou, c’est que nous n’avions pas prévu de faire ce jeu. Nous avions un autre projet en cours. Mais Nicolas a participé à la Ludum Dare, une Game Jam dans laquelle il faut créer un jeu vidéo en 48 heures. C’est là qu’est né, en flash, Evoland. Le jeu lui a permis de gagner le concours et a ensuite été téléchargé plus de 300 000 fois sur son site. Nous nous sommes dit qu’il était donc intéressant d’en faire une version commerciale, ce qui permettait aussi à notre équipe, qui était nouvelle, de se faire la main sur un projet plus simple que prévu. Evoland a été imaginé en trois, quatre mois et a très bien marché. Aujourd’hui, il comptabilise plus de 1,5 million de ventes. Deux éléments expliquent ce succès pour moi. D’abord, Nicolas et moi connaissions notre sujet et avions des contacts chez Steam (une plateforme qui distribue du contenu en ligne ndlr). Enfin, le succès de la démo et les demandes du marché nous assuraient une forme de sécurité, même si on ne sait jamais si un jeu va marcher ou non.
Vous étiez quatre employés au départ. Fonctionner avec une aussi petite équipe oblige-t-il à avoir une transversalité des rôles, et à assumer donc d’autres fonctions que la sienne ?
Pour Northgard (2017) qui est notre plus gros succès actuel, nous étions six : Nicolas, 2 artistes, un animateur, un game designer et moi. Effectivement, avec une telle équipe, certaines personnes peuvent faire des choses différentes et ont plusieurs cordes à leur arc. Nicolas fait par exemple aussi bien du game design que de la programmation. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous travaillons aussi à l’économie du jeu, dans le bon sens du terme : au lieu de mettre du poids dans chaque petit détail, on essaie d’en mettre là où c’est vraiment pertinent pour le joueur, ce qui fait une différence de temps de production. Pour Northgard, nous avons, par exemple, fait des personnages simples avec peu de polygones, mais ils étaient de style un peu cartoon ce qui les rendait accrocheurs pour le public.
Darksburg, votre nouveau jeu (disponible en accès anticipé sur Steam, mais dont la sortie officielle n’est pas encore datée) est-il dans la même lignée que Northgard ?
La production a été plus compliquée car l’aspect visuel était plus poussé. Nous avions donc une équipe plus grande composée de dix personnes. Le rendu visuel et artistique est un peu différent et nous avons essayé d’être innovants en termes de gameplay. Ce n’est pas un jeu de stratégie classique. Nous sommes partis du concept des films de zombies, avec des personnages archétypaux, mais dans un univers médiéval et avec beaucoup de second degré. Un groupe de personnages doit survivre dans un petit village envahi par des zombies. Il y a différents niveaux correspondant aux différents quartiers du village et divers challenges. C’est un Roguelite : pour aller de plus en plus loin, il faut rejouer encore et encore. Les personnages se construisent d’ailleurs au fur et à mesure : le joueur peut, par exemple, garder des choses d’une partie à l’autre.
Darksburg est déjà disponible en accès anticipé sur Steam. Quel impact a cette plateforme pour un indépendant tel que Shiro Games ?
C’est une nécessité. Au-delà des revenus que Steam représente, la plateforme nous apporte une visibilité que nous n’aurions pas sans elle. Lorsque le jeu est présenté en Une du site, il est vu par des millions de joueurs. Un studio indépendant n’a pas toujours le budget pour aller sur des grosses plateformes, Steam est donc l’un des seuls moyens pour lui d’être sur les écrans des futurs joueurs. Aujourd’hui, le marketing s’est simplifié : il est possible de faire des choses intelligentes grâce aux réseaux sociaux, à Twitch ou YouTube. Mais désormais, même les streamers représentent un budget, il est de plus en plus difficile d’avoir du contenu marketing non rémunéré. Steam est donc une vitrine vitale pour nous.
N’est-ce pas difficile de se démarquer avec l’abondance de sorties sur Steam ?
C’est effectivement très compliqué car il y a des milliers de sorties par semaine. Les joueurs n’étant pas tout le temps devant leur PC, il est également facile pour eux de passer à côté d’un jeu, même s’il les intéressait au départ. Nous avons eu de la chance pour le lancement d’Evoland. A l’époque, il fallait discuter avec Steam pour être sur la plateforme et seule une douzaine de jeux sortaient tous les trimestres, ce qui nous a fait gagner de la visibilité. Pour Northgard, ce système était déjà fini et tout le monde pouvait sortir son jeu. Il n’y avait pas non plus de mise en avant obligatoire. Notre jeu a été lancé en accès anticipé et de nombreuses personnes l’avaient mis dans leur « liste de souhaits », liste qui permet à Steam de repérer les titres ayant suffisamment d’intérêt pour être mis en avant. Les premiers chiffres de vente ont aussi poussé la plateforme à le mettre en Une. Il faut un cercle vertueux : il y a un travail marketing à faire pour être dans les listes de souhaits et s’assurer d’arriver à un ratio suffisant pour être mis en avant par Steam et ainsi avoir de la visibilité pour aider les ventes.