Comment développe-t-on un jeu à égalité avec un autre studio ?
Xavier Manzanares : Il est vrai que notre organisation est très spécifique. C’est ce que nous appelons un « co-lead », une codirection, ce que je n’ai personnellement jamais vu ailleurs. Généralement, il s’agit plutôt de co-développement. Ici, les décisions sont prises de chaque côté. Quand nous avons commencé à évoquer le premier Mario + The Lapins Crétins, en 2014-2015, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup de créativité et de passion à Ubisoft Milan et Ubisoft Paris, et que les deux entités se complétaient. Je suis arrivé dans le rôle de lead producer, ce qui veut dire que je devais m’assurer du bon fonctionnement global du projet. Un peu comme un chef d’orchestre. Et cela a marché, même si c’était un défi : les programmeurs gameplay et les game designers sont à Milan, mais les développeurs chargés du moteur du jeu et les level designers sont à Paris. Ce qui peut sembler complètement fou ! Mais avec assez de passion et de confiance, on a prouvé que cela fonctionnait. Et après huit ans, nous en sommes à notre deuxième jeu.
En quoi les deux studios se complètent ?
Xavier Manzanares : Davide Soliani, le directeur créatif, est à Milan. Il a créé un lien très fort avec les artistes et les animateurs là-bas, ce qui a été crucial au départ du projet. Et à Paris, les ingénieurs et les level designers s’entendent extrêmement bien. Donc au lieu d’essayer de reproduire dans chaque studio quelque chose qui existe déjà chez l’autre, l’idée était de penser tout cela comme un puzzle : chaque studio est une pièce du puzzle, faisons en sorte de le terminer – sans tout casser ! – plutôt que récréer ce puzzle deux fois dans chaque studio. C’était parfois compliqué, mais ce travail nous a permis de regarder les problèmes sous un autre angle, puisque la philosophie n’est pas tout à fait la même entre Paris et Milan, même si nous travaillons tous pour Ubisoft. Au final, nous avons pu inventer des choses qui n’auraient jamais existé si nous avions fait un simple co-développement.
Cristina Nava : Notre travail était aussi de s’assurer que la communication soit constante entre les deux studios, et que les informations passent bien. On est habitués à travailler avec d’autres studios à Ubisoft Milan, sur des jeux AAA ou AAAA [les blockbusters du jeu vidéo, NDLR]. Mais un co-lead, c’est tout à fait autre chose. Les deux studios ont la responsabilité du projet. Donc la communication doit être d’autant plus parfaite.
Existe-t-il une instance supérieure pour prendre une décision lorsque les deux studios ne sont pas d’accord sur la marche à suivre ?
Xavier Manzanares : Nous avons inventé quelque chose que nous appelons la « Triforce », mot que nous avons évidemment emprunté à Zelda. Chez Ubisoft, pour n’importe quel jeu AAA, il y a le lead producer, le directeur créatif et le lead tech. C’est la Triforce. On a repris ce système pour Mario + The Lapins Crétins : Sparks of Hope, avec Davide Soliani comme directeur créatif, moi-même côté production et pour tout ce qui est technologie, nous avons une personne à Paris et une autre à Milan afin de prendre les décisions liées au moteur du jeu et aux outils de programmation. On se parle toutes les semaines en ce qui concerne les affaires courantes. Et si, de mon côté, je dois prendre une décision qui affecte le jeu dans sa globalité, ce sera toujours après avoir discuté avec l’équipe créative et la Triforce. Depuis le Covid-19, nous avons largement diminué les rencontres physiques entre l’équipe de Paris et celle de Milan, et nous échangeons par visioconférence. Nous avons également de nombreux outils internes qui nous permettent de partager les informations : les différentes tâches à effectuer, les bugs, les vidéos des réalisations des animateurs… Nous sommes passés à une approche totalement numérique.
Cristina Nava : Ce qui s’est fait sans heurts, puisque nous étions déjà habitués à la distance entre les deux studios. Je dirais que le plus compliqué a été de s’assurer que les nouvelles recrues, à Paris comme à Milan, puissent comprendre le plus vite possible le fonctionnement du co-lead et trouver leur place.
Combien de personnes ont travaillé sur le jeu entre Paris et Milan ?
Xavier Manzanares : Nous sommes environ 320 personnes à travailler sur ce jeu, ce qui commence à faire du monde ! Une centaine de personnes à Paris, 150 à Milan. Et puis l’équipe d’Ubisoft Chengdu, en Chine, qui travaille également avec nous, soit près de 80 personnes. Pour les scènes cinématiques, nous avons aussi reçu un coup de main d’Ubisoft Pune, en Inde. À titre de comparaison, 120 ou 130 personnes avaient travaillé sur le premier Mario + The Lapins Crétins.
La difficulté supplémentaire avec ce jeu est que vous utilisez les personnages de Nintendo. Comment se déroule cette collaboration ?
Cristina Nava : Nous avons une longue relation avec Nintendo, notamment parce qu’Ubisoft fait toujours partie des premiers à utiliser les nouvelles technologies. Quand la Wii est sortie avec ses manettes à détection de mouvement, nous avons par exemple développé le jeu Just Dance pour les mettre à profit. C’est évidemment différent avec Mario + The Lapins Crétins, puisque nous sommes les premiers développeurs occidentaux à avoir le droit d’utiliser leur mascotte. Le jeu est entièrement développé par Ubisoft, mais Nintendo est notre partenaire. Ce sont les superviseurs. Concrètement, Nintendo nous fait des retours sur le jeu, afin d’être certain que le Mario que nos joueurs dirigeront soit le « vrai » Mario. Très humblement, nous nous assurons de faire honneur aux personnages, sans trahir leur nature. C’est une grande responsabilité, évidemment.
Ce co-lead pourrait-il s’appliquer à d’autres développements de jeux ?
Xavier Manzanares : C’est amusant que vous en parliez, car je suis justement en train de travailler avec la direction pour disséquer notre expérience sur Mario + The Lapins Crétins : Sparks of Hope. L’idée est de retracer le développement et de voir ce qui pourrait être gardé à l’avenir. Parmi nos conclusions, il y a ces différents défis que nous avons évoqués, et le fait qu’on ne pourrait pas reproduire ce système tel quel pour tous les projets : tout dépend des liens qui unissent les studios et de la compatibilité de leurs philosophies. Mais en même temps, certains éléments pourraient être utilisés ailleurs : notre communication interne autour de la vision créative, la façon dont nous évaluons les défis avec plusieurs services – bien plus que si nous n’étions qu’un seul studio. Le co-lead impose une forme de respect et une surcouche de validations parmi les différentes équipes. C’est un travail qui demande beaucoup de confiance. Nous nous sommes rendu compte que nous répondions de manière bien plus créative aux challenges qui s’imposaient à nous, comme un retour un peu ferme de Nintendo sur un point précis. Donc nous essayons de mettre de côté tout ce qui est spécifique à ce jeu, pour ne garder que ce qui pourrait être exporté sur d’autres projets.
Mario + The Lapins Crétins : Sparks of Hope
Mario + The Lapins Crétins : Sparks of Hope a été soutenu par le CNC.
Il est disponible depuis le 20 octobre sur Nintendo Switch.