DigixArt est né en 2015. Vous étiez auparavant resté de longues années chez Ubisoft. Qu’est-ce qui vous a poussé à tenter l’aventure de monter votre propre studio ?
Après le succès de Soldats inconnus (NDLR : voir aussi, Quatre jeux vidéos marquants sur fond de Première guerre mondiale), j’avais envie de continuer à créer des projets à taille humaine, avec une liberté créative totale, où chacun peut apporter quelque chose au sein de l’équipe. Je voulais aussi pouvoir aborder n’importe quel sujet qui nous tiendrait à cœur. Mon épouse Anne-Laure était prête à relever ce défi, et nous savions que nous serions très complémentaires pour cette nouvelle aventure.
Comment définiriez-vous l’esprit de DigixArt ?
DigixArt s’est construit autour de trois piliers : créativité, humilité et fiabilité. Les trois sont extrêmement liés, car dans le passé j’ai pu voir comment l’alchimie créative peut se créer et générer une expérience de jeu riche et originale, ou parfois ne pas y arriver. Et pour moi, cela requiert avant tout une grande humilité : chaque idée peut fonctionner si elle est nourrie par toute l’équipe, si on la sépare de tout égo et qu’on la laisse évoluer. Des égos trop forts ou testostéronés peuvent bloquer cela et empêchent les idées de personnalités plus timides d’être exprimées et prototypées. La fiabilité est enfin ce qui nous caractérise, car nous avons sorti tous nos jeux à la date prévue. Respecter les étapes internes est très important pour éviter que les projets s’épuisent en longueur et pour nous obliger à arrêter les décisions de design. Si on ne s’impose pas des dates immuables, on a tendance à vouloir laisser trop de portes ouvertes en game design ou en écriture. C’est aussi une question de professionnalisme et de respect des engagements pris avec les partenaires qui cofinancent nos projets.
Lost in Harmony et 11-11 : Memories Retold sont deux jeux extrêmement différents. Aviez-vous un objectif de diversité de types de jeux dès le départ, et qu’avez-vous appris de vous-même et du studio en les développant ?
Oui, nous ne nous sommes posé aucune limite de genre de jeux ou de plateformes. C’est surtout les rencontres humaines qui ont défini le destin de DigixArt. Celles avec les studios Aardman à un festival à Paris, puis avec Bandai à Malmö ont engendré Memories Retold, qui m’a replongé dans l’univers de la Grande Guerre. Évidemment, la composante narrative est un peu le fil rouge de nos créations, même si elle est moins présente sur Lost in Harmony, qui reste un jeu musical. Après son achèvement, Memories Retold nous a montré que le gameplay pur nous manquait, et c’est pourquoi Road 96 sera très riche en activités.
Le trailer laisse justement entendre que le gameplay sera lui aussi très varié. On sera entre l’aventure, le jeu d’action et le jeu narratif ?
Oui, sans doute en réaction à notre précédent jeu, nous avons voulu nous prouver que nous savions créer des activités de gameplay intéressantes. Chaque rencontre donne lieu à un jeu, c’est d’ailleurs cette interaction ludique qui permet de briser la glace, de se connecter à l’autre comme le font les enfants sur une aire de jeux. Et quel plaisir de détourner les mécaniques de jeux à la première personne, désormais universelles, grâce à Minecraft et autres Call of Duty, pour des buts moins violents.
Road 96 aborde un tout autre style que vos précédents jeux. Quel a été le point de départ, l’idée directrice ?
Cela faisait des années que je voulais faire un jeu de road trip, un hommage aux road movies que j’aime tant, et qui sont un genre à part entière dans le cinéma, étrangement encore absent dans le monde du jeu vidéo. C’est d’ailleurs en train de changer avec Life is Strange 2 des amis de Dontnod, et de fabuleux projets à venir comme Season et Open Roads. Ce voyage fou dans le pays dystopique de Petria est l’occasion de soulever progressivement des questionnements intenses pour le joueur, d’aborder des sujets plus profonds de nos sociétés contemporaines.
L’ambition du jeu semble absolument énorme. À quel point le développement du scénario a été compliqué ? On imagine que le principe d’embranchements multiples a été un casse-tête pour rester cohérent du début à la fin…
Le deuxième pilier fondateur de Road 96 est le procédural [la génération aléatoire de niveaux, ou en l’occurrence de scénarios, en fonction des choix du joueur, NDLR].
On a donc prototypé de nombreux systèmes à base de petits synopsis uniquement en textes, afin de définir les règles qui nous permettraient de raconter des histoires cohérentes dans ce grand chaos aléatoire. Cela implique au final une très grande quantité de séquences et de dialogues variables à enregistrer, l’équivalent de six longs métrages écrits directement dans notre système nodal au sein du jeu. On ne peut pas avoir une vision à plat de ces dialogues, c’est trop interactif. Tout le monde est sorti de sa zone de confort, mais le jeu en valait la chandelle, le résultat nous surprend à chaque playtest.
Pourquoi avoir utilisé la motion capture pour donner vie aux personnages ? Est-ce par souci de les humaniser le plus possible ?
Il nous fallait une quantité énorme d’animations pour nos nombreux personnages humains, le système a besoin de cette diversité pour fonctionner. Il n’y avait pas d’autre choix que de passer par la motion capture pour gravir cette montagne, avec une équipe de quinze personnes. C’est d’ailleurs un plaisir d’incarner nos personnages directement en enfilant la combinaison, on retrouve les sensations du théâtre. Plusieurs développeurs se sont découvert des talents d’acteur incroyables. C’est aussi ça, le jeu en indépendant.
La direction artistique est sublime. Comment avez-vous décidé de partir vers le cartoonesque plutôt que le réalisme ?
Nous avons travaillé au développement visuel avec Jessica et Bastien Grivet pour les bases, puis notre équipe d’artistes a réalisé un travail phénoménal en 3D pour retranscrire ces couleurs et ces textures et même les sublimer. Je ne suis pas fan des directions réalistes, peut-être par peur de la Uncanny Valley [la théorie du roboticien Mori Masahiro, NDLR]. Je trouve que l’on retranscrit des émotions parfois plus fortes avec des visages plus cartoons. Cela laisse aussi plus de liberté créative.
Road 96 sortira sur PC et Switch. Avez-vous développé sur les deux supports en parallèle ?
Nous avons d’abord développé le jeu sur PC, et suite à l’annonce du jeu aux Game Awards, Nintendo nous a contactés pour envisager une version Switch qui avait été beaucoup demandée sur les réseaux sociaux. C’est un gros défi que notre équipe technique est en train de relever, pour que le jeu sorte dès le premier jour sur ces deux plateformes. Nous avons désormais un double pipeline graphique qui nous permet de facilement créer et maintenir des jeux capables de s’adapter aussi bien aux consoles de nouvelle génération et PC puissants, tout en garantissant une expérience fluide sur les anciennes machines encore très utilisées comme la Switch et la PS4.
Un titre aussi ambitieux aurait-il été envisageable pour DigixArt à ses débuts ?
Non. Road 96 est le fruit de l’expérience acquise au cours des six années de vie du studio. Je voulais que nous démarrions sur un petit projet mobile et consolider marche après marche notre savoir-faire. La confiance que nous ont accordée Google et HP pour ce projet est une preuve que c’était la bonne stratégie. Dix millions de personnes ont regardé la dernière conférence Nintendo, que nous ouvrions en français depuis Montpellier. Nous sommes fiers d’incarner cette créativité à la française qui fait notre force.
« Road 96 » sortira en 2021.