Delphine et Carole, insoumuses est né d’un projet de documentaire de votre grand-mère, Carole Roussopoulos, consacré à Delphine Seyrig. En reprenant ce projet, quel était votre matériel de départ ?
Une maquette retraçant l’engagement féministe de Delphine Seyrig. Ma grand-mère, Carole, avait commencé à travailler dessus deux ans environ avant son décès en 2009. Ce montage rassemblait des images d’archives, des interviews et des extraits de films dans lesquels Delphine avait joué ou qu’elles avaient réalisés ensemble… En 2009, ses enfants - Géronimo et Alexandra Roussopoulos – et moi avons discuté de l’envie de montrer cette maquette qui n’était pas tout à fait aboutie. Il s’agissait seulement, au départ, de remonter des éléments pour essayer de donner une forme finie au film afin de le diffuser. Nous avons discuté assez rapidement avec des productrices et j’ai fait pas mal de recherches. J’ai ainsi découvert des interviews inédites de Carole et j’ai finalement eu envie de découvrir l’histoire la liant à la comédienne plutôt que de ne me concentrer uniquement sur Delphine Seyrig.
Pourquoi avoir choisi, comme votre grand-mère, de n’utiliser que des images d’archives ?
Au début, c’était une manière de me réapproprier le sujet tout en gardant la même démarche que ma grand-mère, par peur de trop m’en éloigner ou par envie, d’une certaine manière, de m’inspirer d’elle. Mais très vite, n’utiliser que des archives a eu du sens car Carole et Delphine avaient déjà tellement de choses incroyables à dire. Dans la maquette de départ, il y avait des extraits d’entretiens de Delphine dans lesquels elle évoquait aussi bien son métier d’actrice que ses engagements. J’ai découvert également une interview de 10 heures de Carole. Je ne sais pas si on peut parler d’archives anciennes car il y a un entretien récent datant de 2008. Je n’avais donc pas forcément besoin de matériel supplémentaire. J’avais envie qu’elles se racontent elles-mêmes à travers leurs interviews et leurs films, plutôt que de les faire raconter par d’autres sous un angle plus affectif.
Vous vous êtes donc effacée pour leur laisser la parole et n’avez gardé que le montage pour vous exprimer ?
Le travail d’écriture du montage n’a pas été évident. Réussir à raconter cette histoire à travers des images existantes était vraiment l’enjeu du film. Construire le film a vraiment été compliqué, surtout au départ. Et en même temps, j’étais heureuse d’utiliser des images existantes.
Quelle ligne directrice avez-vous suivie pour le montage ?
Il y a eu différentes étapes. D’abord des mois de recherches avant d’attaquer le montage. J’ai visionné beaucoup de films de Carole et Delphine, des entretiens de Delphine via l’Ina... Il m’a fallu un peu de temps pour me réapproprier le projet et pour trouver l’équilibre entre les deux femmes. Au départ, c’était davantage « Delphine par Carole », je voulais à la fois rendre compte de ses engagements, de sa liberté, de son irrévérence mais aussi de sa carrière d’actrice et réalisatrice à travers la parole de Carole qui la mentionnait dans plusieurs entretiens. A mi-montage, c’est devenu « Delphine et Carole ». Je donne souvent la métaphore de deux cercles colorés qui se rejoignent et cette jonction est d’une teinte différente. Le film avait pour objectif de raconter cette teinte-là, de ne pas se laisser dériver dans l’œuvre déjà immense de Carole ni dans l’importante carrière de Delphine. Il s’agissait vraiment de la rencontre dans les années 1970 entre ces deux femmes qui se retrouvent à travers le féminisme et la vidéo. De leur amitié et de leur visage militant. A certains moments du film, on ne voit plus Carole. Parfois, c’est l’inverse et c’est Delphine qui n’est plus présente. Mais au final, l’engagement de l’une éclaire celui de l’autre et inversement. Il y a par exemple dans le documentaire des extraits des Prostituées de Lyon parlent, un film de Carole. Mais ce dernier rejoint l’engagement de Delphine qui soutenait les travailleuses du sexe qu’elle a d’ailleurs filmées dans une réunion à Paris.
On découvre également à travers votre film l’impact de la vidéo sur leur combat féministe. « Aucune image de la télévision ne peut nous incarner, c'est avec la vidéo que nous nous raconterons », lancent-elles d’ailleurs dans leur film Maso et Miso vont en bateau dont vous reprenez des extraits. [Un film dans lequel le collectif Les Insoumuses répond avec humour à une émission de Bernard Pivot où Françoise Giroud, alors secrétaire d’Etat chargée de la condition féminine, est face à des intervenants misogynes auxquels elle répond parfois avec complaisance].
Il y a dans cette phrase cette idée que la télévision et d’autres médias avaient une manière de donner une image faussée des gens, sous couvert d’objectivité, en parlant à leur place. Carole faisait beaucoup de vidéos en réaction à la télévision. Elle avait d’ailleurs un collectif Vidéo Out où elle montrait le côté fabriqué du petit écran. En tant qu’actrice, Delphine travaillait avec des réalisateurs et les rôles proposés, même si certains étaient beaux et intéressants, l’enfermaient souvent dans une certaine conception de la féminité idéalisée. Comme la vidéo était un nouvel outil, elle n’avait pas d’histoire particulière, pas de maître dont il fallait être à la hauteur. Elles se sont senties libres de s’emparer de ce média. Je trouve que les vidéos de l’époque s’apparentent aux podcasts d’aujourd’hui dans le sens où le montage laissait la parole se déployer, avec ses hésitations. Le rythme n’était pas le même que celui des vidéos télévisées, ce qui permettait aux femmes et aux minorités de penser leur condition sans avoir de discours préconçu, tout en étant filmées. Et elles l’avaient saisi.
Pour montrer les deux facettes de Delphine Seyrig, vous alternez extraits de films dans lesquels elle a joué et séquences plus militantes, comme ce moment où elle accueille chez elle un avortement illégal pour un film de Carole.
Je trouvais important de montrer qu’elle avait une identité très riche. Mais elle n’aimait pas particulièrement le terme de « militante ». Elle n’avait pas arrêté de travailler pour s’occuper uniquement de cette cause-là. Elle était engagée et en même temps actrice. Elle était belle et en même temps intelligente et en colère. Ça casse les stéréotypes disant que les femmes ne peuvent pas être belles et intelligentes ou drôles et en colère. Tout se rencontrait : elles n’avaient pas à choisir entre être maman, engagée, etc. C’est un beau modèle pour les femmes.
Autre moment fort de votre film, l’extrait de Sois belle et tais-toi (documentaire de Delphine Seyrig dans lequel elle interroge une vingtaine d’actrices françaises, américaines et anglaises sur leur carrière et leur place dans le cinéma) montrant Jane Fonda évoquant les rôles stéréotypés et l’importance du physique à Hollywood. Ce témoignage résonne encore avec l’époque actuelle.
Le cinéma reste un peu le miroir grossissant des relations de classe et de genre. Les propos de Jane Fonda résonnent effectivement beaucoup avec ce qui s’est passé l’année dernière et le mouvement MeToo. La représentation des femmes reste une question centrale du cinéma, même dans les rôles donnés aux actrices passé un certain âge. Sois belle est tais-toi est très avant-garde. Il serait intéressant de l’actualiser en posant les mêmes questions aujourd’hui. Il y a eu des changements bien sûr, mais certaines problématiques n’ont pas beaucoup évolué.
Utiliser des extraits des films militants de Carole et Delphine, était-ce une manière pour vous de rendre visibles des œuvres qui ne l’étaient pas assez ces dernières années ?
Oui, c’est exactement ça. Ces images sont malheureusement peu valorisées, elles sont en piteux état car elles n’ont pas été restaurées. Elles sont visibles au Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir mais leur consultation est marginale alors qu’elles font partie de l’histoire des hommes et des femmes. Il me semble essentiel de faire découvrir ces expériences de femmes et de minorités dès le collège et le lycée. Ce film est aussi une manière de rendre hommage à Delphine et Carole ainsi qu’aux femmes à qui elles ont donné la parole. On voit dans le film la solidarité qui existe entre les femmes et ça donne de l’énergie. Delphine et Carole, insoumuses est une porte d’entrée vers leur travail. Elles ont montré qu’il est possible de faire des choses avec très peu de moyens. Prenez Maso et Miso…, il n’y avait pas de matériel de montage sophistiqué à l’époque. Répondre à l’émission (en insérant entre certaines séquences des commentaires écrits sur des cartons, ndlr) a représenté un important travail. Mais ensemble, elles ont réussi à fabriquer des choses drôles et créatives. Avec une amie écrivaine, je fais des performances où nous répondons à l’actualité un peu comme Maso et Miso… Delphine, Carole et les femmes qu’elles mettaient en scène sont inspirantes.
Delphine et Carole, insoumuses, a été soutenu par le CNC et fait partie du catalogue Images en bibliothèques. Prix du public au Festival International de Films de Femmes de Créteil en 2019, il a aussi été présenté au Forum de la Berlinale 2019 et a remporté le Prix du Groupement National des Cinémas de Recherche (GNCR) au FIDMarseille 2019.