Comme leurs homologues anglo-saxonnes, les productions françaises doivent s’adapter à l’évolution des sociétés et repenser la place du genre dans leurs fictions. Maîtresse de conférences à l’Université Paris 13 et docteure en sciences de l’information et de la communication, Sarah Lécossais a beaucoup étudié la question. Auteure de « L’impossible évolution des normes de genre dans les séries télévisées françaises » (1992-2010) et de « La fabrique des mères imaginaires dans les séries télévisées françaises » (1992-2012), elle nous éclaire sur ces nouvelles manières de voir le genre dans les séries et les progrès qu’il reste encore à faire en la matière.
Quand on parle de genre et plus précisément de genre à la télévision, qu’est-ce qu’on peut mettre derrière ce mot exactement ?
Le genre est une construction sociale. C’est un concept, qui a donné lieu à un champ de recherches que sont les études de genre, qui permet d’analyser les inégalités et de saisir des rapports de pouvoir entre individus, des hiérarchies présentées comme naturelles et allant de soi alors qu’elles sont construites socialement. Selon l’historienne Joan Scott, le genre est « un élément constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir ». S’intéresser aux rapports sociaux de genre dans la fiction, ce n’est donc pas regarder uniquement du côté des femmes ou des personnages féminins, ce n’est pas travailler sur les femmes en général, mais bien penser des interactions, des relations, et, bien souvent, des différences ; c’est s’intéresser aussi à la manière dont on construit ce que seraient la féminité et la masculinité. Dans mon travail, je me suis intéressée à la manière dont étaient construits les personnages de parents dans les séries familiales et on voit bien que personnages masculins et féminins ont des rapports différents à leurs enfants et des activités différentes dans leurs foyers. Ce sont, par exemple, les personnages de mères qui sont le plus souvent à l’écoute, dans la tolérance, l’attention aux enfants, disponibles pour eux aussi, bref, qui sont en charge du care. Tandis que les pères sont incapables de préparer un repas ou plus absorbés par leur métier que par les soucis de leur progéniture. Or, les femmes ne sont pas « naturellement » plus douces ou aimantes que les hommes. Mais nous vivons dans des sociétés qui perpétuent ces idées, et la fiction tend à les reproduire. Le genre est partout et toute série, toute fiction, malgré elle, met en scène des rapports sociaux de genre, en tout cas tant qu’on pensera les personnages comme étant « féminins » ou « masculins » et comme ayant, à partir de cette caractérisation, des traits distincts. Il n’y a pas de fiction dans laquelle le genre n’est pas présent.
Y a-t-il une évolution nette dans la manière dont les scénaristes traitent le genre, dans l’écriture des séries télévisées ?
De nombreux travaux (notamment universitaires) ont permis de mettre en lumière l’importance des représentations médiatiques et de pointer la nécessité que les fictions prennent en compte la diversité des sociétés où elles sont diffusées. Les scénaristes sont donc également conscient-e-s de ces enjeux et ont envie de proposer des personnages sortant des clichés, mais se heurtent parfois à des refus. En effet, la volonté de plaire au plus grand nombre ou au « grand public » fait craindre qu’en sortant des stéréotypes, ces fictions ne trouvent pas leur public et soient trop risquées économiquement. Il y a également des effets d’autocensure quand un ou une auteur-e anticipe que la chaîne ou la production retoquera sa proposition si celle-ci sort des sentiers battus. Il faut également prendre en compte le fait que la multiplication des intervenant-e-s dans l’écriture de la fiction audiovisuelle peut avoir des effets de lissage. Les scénaristes qui se revendiquent féministes ont ici un rôle à jouer, car elles sont sensibles aux stéréotypes et peuvent aider à les déconstruire (aussi bien pour les personnages féminins que masculins). Une collection comme les Mystères déconstruit un certain nombre de stéréotypes et joue sur les clichés accolés aux femmes en proposant des héroïnes fortes. Je pense par exemple à celle de Mystère au Louvre. Capitaine Marleau bouscule également les imaginaires – et on peut, à ce titre, reconnaître le travail d’Elsa Marpeau sur ces séries.
Depuis quand peut-on constater une certaine évolution ?
C’est difficile de dater un vrai tournant dans l’écriture des séries. Historiquement, les arrivées de Julie Lescaut (1992) ou Une Femme d’honneur (1995) ont marqué un tournant dans la fiction française avec la multiplication des séries centrées sur des héroïnes. Cependant, elles ne remettaient pas franchement en cause l’ordre patriarcal. Dans les productions étrangères, un certain nombre de séries ont été marquantes, comme Buffy, ou plus récemment Sense8 ou Orange is the New Black. Il y a des évolutions, mais elles sont mouvantes et les effets de « backlash » (contrecoup) ne doivent pas être négligés.
Comment fait-on aujourd’hui pour éviter les stéréotypes et les clichés liés au genre, qui ont tellement imprégné la télévision durant ses premières décennies ?
Il y a une double difficulté : les repérer, d’abord, et ensuite chercher à les déconstruire. Les repérer est compliqué parce que les stéréotypes sont parfois naturalisés. L’idée que les femmes sont naturellement plus douces que les hommes est acceptée par bien des gens, alors que c’est une construction sociale. Il faut donc être à même, déjà, de questionner nos propres imaginaires et représentations. Pour cela, l’une des solutions, c’est d’y être éduqué, d’y être sensibilisé. Pour trouver des pistes pour les faire évoluer, je vais partir d’un exemple : la présentation des personnages dans les premiers épisodes. Souvent, les personnages masculins sont déjà installés professionnellement et reconnus, alors que les femmes prennent un nouveau poste et doivent lutter pour imposer leur autorité : Navarro et Caïn sont en poste, ils sont légitimes ; Julie Lescaut, elle, change de commissariat et Candice Renoir reprend une activité salariée après avoir élevé ses enfants… Les deux premiers n’ont pas à se faire accepter par leurs collègues et à prouver qu’ils sont de bons professionnels, ce qui est constamment demandé aux femmes. Les héroïnes policières passent souvent la grande partie de leur premier épisode à montrer qu’elles sont aptes et capables de faire leur travail. Ces éléments ne sont pas des détails et leur récurrence dit très explicitement la place des hommes et des femmes dans la société et la difficulté à repenser ces positions dans des perspectives d’égalité. Ainsi, il y a de nombreux leviers sur lesquels jouer pour prendre le contre-pied des clichés : échanger les répliques des personnages masculins et féminins, ne plus confronter les personnages féminins ou non blancs à des remarques mettant en cause leur légitimité, ne pas traiter l’homosexualité d’un personnage comme un « problème », mais la traiter comme l’hétérosexualité, c’est-à-dire comme quelque chose qui n’est pas problématique, etc.
Vous avez beaucoup travaillé sur la parentalité dans les séries télévisées familiales françaises. Comment est-elle représentée de nos jours ?
Je préciserais juste que la parentalité est profondément marquée par le genre et que c’est une source très forte d’inégalités entre les femmes et les hommes, notamment dans le sens où lorsqu’elles deviennent mères, les femmes sont réassignées à leur genre. La maternité entraîne des attentes normatives extrêmement fortes pour les femmes, et des injonctions contradictoires. En gros, il faut être à la fois une femme active, investie professionnellement sans négliger son foyer, en étant disponible pour ses enfants et son conjoint, en prenant soin de soi pour rester jeune et belle et en ayant une vie sexuelle active, tout en ayant la charge mentale et pratique du quotidien… Alors que la paternité ne sera pas une voie d’investissement aussi forte pour ceux qui deviennent pères et pour les identités masculines. Dans mon corpus, il y a tout un tas de pères incompétents, incapables de cuire des pâtes ou de s’occuper de leurs enfants, ce qui est infantilisant. Il suffit de penser aux intrigues dans lesquelles en l’absence de la mère de famille, les maris appellent leurs propres mères pour les aider ou font appel à des femmes de classe populaire pour tenir leur maison. À l’exemple du personnage de Christiane Potin dans Fais pas ci, fais pas ça. Sur les représentations de la vie quotidienne à la télévision, il y a vraiment beaucoup à faire.
Quelle est la place du féminin et du féminisme aujourd’hui dans les séries françaises ?
Le féminin et le féminisme sont deux choses bien différentes. Les féministes ont souvent souffert de représentations stéréotypées, notamment celle de femmes qui n’aiment pas les hommes. Ensuite, il y a, je pense, des auteures féministes qui ont envie de faire entendre leur voix et de faire bouger les lignes de la fiction française : de bons exemples récents au cinéma sont le Portrait de la jeune fille en feu ou 100 Kilos d’étoiles. À la télévision, on devrait commencer aussi à entendre ces voix. Par exemple, l’appel à projets de la Scénaristerie pour des fictions dont le personnage principal doit être une femme dont l’objectif n’est pas de trouver un homme montre bien que ces préoccupations deviennent essentielles et cela donne de l’espoir. Je m’interroge cependant sur la formation des scénaristes (mais aussi des productrices et producteurs, des chargés de programmes, etc.).
Comment l’écriture des séries françaises peut-elle encore progresser dans ce domaine ? Est-ce qu’il y a encore des sujets tabous ou sensibles, des représentations difficiles à aborder ou dédiaboliser ?
Il y a encore des sujets qui demeurent peu traités. À titre d’exemple, dans les séries familiales sur lesquelles j’ai travaillé, l’avortement est peu présent dans les fictions et, souvent, il est traité par l’ellipse. Les représentations des femmes enceintes ou de l’accouchement sont encore très stéréotypées. L’homoparentalité demeure très marginale également, même si elle commence à trouver sa place ponctuellement, par exemple, dans Dix pour cent.
L’écriture des séries n’est-elle pas simplement le reflet d’une société qui évolue ?
Oui, bien sûr, les séries sont très liées aux sociétés dans lesquelles elles sont créées. Je n’aime pas l’expression « miroir de la société » pour les séries en ce sens qu’elles ne sont pas un reflet de la société. Il y a beaucoup plus de diversité dans la « vraie vie » que sur nos écrans ! Mais, comme le dit le sociologue Eric Macé, la télévision va être davantage un reflet des contradictions de la société et des débats qui y émergent. Les séries télévisées vont donner à voir des problématiques sociales contemporaines, des questions socialement vives. Mais elles vont aussi faire des propositions qui pourront être conservatrices, et reconduire des stéréotypes.