Quelles sont les premières questions que vous vous êtes posées quand vous avez commencé à travailler à l’adaptation d’Un ciel radieux ?
Je ne connaissais pas Un ciel radieux, ni l’œuvre de Jirô Taniguchi en général, avant qu’on ne me propose de l’adapter. J’ai trouvé ce livre bouleversant et j’ai remercié les gens d’EuropaCorp Télévision de m’avoir amené quelque chose d’aussi lumineux, subtil et poétique. On m’associe au polar, j’ai donc trouvé que c’était un bel effort d’imagination de leur part, j’en ai été très heureux, et je n’ai pas hésité une seconde à dire oui. Ensuite, quand j’ai commencé à relire le manga d’un point de vue scénaristique, je me suis rendu compte qu’il y avait un gros travail à faire, parce que le scénario proprement dit d’Un ciel radieux n’est en réalité pas très bon… La mise en place du pitch (Après un accident de la route, un homme se réveille dans le corps de sa victime - ndlr), qui occupe la première partie du manga, est plutôt efficace, mais la seconde moitié ne raconte quasiment plus rien. Taniguchi n’est pas un grand scénariste, sa force n’est pas là. C’est un grand inventeur d’histoires, un grand créateur de moments suspendus, un grand « perturbateur du réel », mais pas un grand scénariste. Il a donc fallu faire émerger une histoire de ce pitch et de cet univers extrêmement vaporeux et stylisé.
D’où l’idée d’insister sur le thème du burn-out au travail, qui devient l’enjeu de la deuxième partie de votre film, mais qui n’était présent qu’en filigrane dans le manga ?
Au tout début du manga, le personnage du cadre supérieur - qui va avoir un accident - est épuisé, il travaille trop… Et je me suis demandé si Taniguchi n’était pas en train de nous dire que son personnage faisait un karoshi – le terme japonais pour burn-out. Taniguchi n’est pourtant pas un auteur politique, mais c’était une piste à creuser. Quand je l’ai rencontré pour lui parler de mon adaptation, je lui ai dit que je voulais développer l’idée que cet homme était mort d’épuisement au travail. Il a eu un petit sourire satisfait. C’était présent dans son écriture, mais comme en contrebande.
Juste avant Un ciel radieux, vous aviez adapté le livre de Béatrix Beck, Léon Morin, prêtre, dans La Confession. Quelles différences y a-t-il entre l’adaptation d’un roman et celle d’un roman graphique ?
Je ne veux pas faire de généralités donc je ne peux parler que de ces deux expériences-là précisément. Pour La Confession, contrairement à Un ciel radieux, c’était inenvisageable de transposer l’œuvre de Béatrix Beck dans un autre contexte. Le livre est très inscrit dans son temps : l’Occupation, un village où il n’y a presque plus d’hommes… Il y a des paramètres à respecter, je ne peux pas prendre cette histoire et en faire de la science-fiction. Mais l’histoire elle-même est élaborée et développée. En tant que scénariste, je peux y prendre ce qui m’intéresse, laisser ce qui ne m’intéresse pas, modifier ce que j’ai envie de modifier… J’entre dans une infrastructure, un cadre, une architecture narrative assez précise. Si ensuite je rate le film que j’en tire, celui-ci sera ennuyeux ou académique, mais il racontera quand même l’histoire qu’il est censé raconter. Un ciel radieux, c’est différent.
On aurait tendance à penser, peut-être naïvement, que les images d’un roman graphique infléchissent le travail d’adaptation en créant un espace visuel plus balisé qu’un roman « classique »…
Oui et non. Je me suis dit que j’allais garder une ou deux images clés, mais uniquement à titre de références, à la fois en hommage au mangaka (auteur de manga - ndlr) et pour dire aux gens qui adorent le manga que je l’avais bien lu. Ce qui est fascinant chez Taniguchi, c’est qu’il a beau être considéré comme un mangaka contemplatif racontant des histoires minimalistes, il y a en réalité environ 3000 cases dans Un ciel radieux. Or, si tu adaptes ces 3000 cases en faisant 3000 plans, ton film ne ressemblera pas à du Ozu, mais plutôt à du Oliver Stone ! Taniguchi parvient à être contemplatif et à proposer une narration très minimaliste via une décomposition extrême du temps. Un homme qui marche, par exemple, c’est une narration minimaliste, et Taniguchi va rendre ça contemplatif par une série d’inserts. Impossible, donc, de reprendre son « surdécoupage » car, au cinéma, celui-ci produirait le contraire de la contemplation.
Comment faire, alors, au-delà des « images clés » dont vous parlez ?
Quand on adapte un roman, si on veut mettre une robe rouge à une fille, on lui met une robe rouge. On fait ce qu’on veut. Il faut ensuite espérer que la vision qu’on a du roman sera suffisamment puissante pour effacer chez les lecteurs l’idée qu’ils s’en étaient faite. Mais quand on adapte un manga, la question est plutôt de savoir comment rendre hommage à un univers visuel. A partir du moment où j’adaptais Un ciel radieux en France, dans le Nord, je me suis dit qu’il fallait que je fasse de la ligne claire. Comme Tintin. Parce que dans le Nord, on est près de la Belgique, donc près d’Hergé. L’écriture du scénario n’est pas conditionnée par les cases que tu voudrais reproduire telles quelles, mais par l’idée graphique que tu te fais de l’adaptation. Par exemple, comme le personnage travaille dans un bureau, on a recherché des architectures de verre et de métal, extrêmement stylisées. On ne peut pas changer le métier du personnage pour en faire un carrossier – tout simplement parce qu’une carrosserie, ce ne serait pas un décor très « taniguchien ». Il faut essayer de rester le plus possible dans l’univers graphique qui correspond à ce que les gens ont lu. Cette idée de ligne claire m’a accompagné ensuite dans tous mes choix, des acteurs, que j’ai voulus physiquement très « stylisés », à la bande-son. Quelle bande-son va correspondre à l’univers graphique dans lequel je suis ?
Vous partez donc d’un manga pour aller jusqu’à Tintin : c’est comme un voyage dans l’univers de la BD…
Oui et ce qui est intéressant, c’est que quand j’ai rencontré Taniguchi pour lui parler de l’adaptation et que je lui ai dit que je pensais à Tintin, il était très content parce que c’est la découverte des albums d’Hergé qui lui a donné envie de dessiner !
A la fin de votre film, il y a cette dédicace très émouvante à Jirô Taniguchi, et l’on réalise à ce moment-là que le sujet du film est presque une métaphore du travail d’adaptation. Comme si l’« âme » de Taniguchi, c’est-à-dire son histoire, se retrouvait dans un autre « corps », votre film…
Exactement. Si j’avais su qui était Taniguchi avant qu’on ne me propose ce projet, j’aurais refusé. Parce que j’ignorais à quel point c’était un dieu vivant ! Mais une fois que je m’en suis rendu compte, je ne pouvais plus faire marche arrière. Je l’ai rencontré, on a sympathisé, et j’avais très envie de lui montrer le résultat… Il est mort deux mois avant qu’on ne termine le film. C’est troublant, parce qu’il y a en effet un écho avec l’essence même du sujet.
Un ciel radieux, de Nicolas Boukhrief, avec Léo Legrand, Dimitri Storoge…